La double peine/dépendance africaine : quand les élites locales servent les maîtres du mondei
La double dépendance africaine : quand les élites locales servent les maîtres du monde par Guy Kapayo alimasi
Résumé général
L’Afrique vit sous le joug d’une double domination : celle des élites locales, héritières postcoloniales des structures de prédation interne, et celle des élites internationales, qui perpétuent l’extraction systématique des richesses africaines sous le vernis du libre-échange, de la coopération et de l’aide au développement.
Ce système, élaboré depuis les indépendances, a transformé la dépendance coloniale en dépendance financière, monétaire et technologique.
Les peuples africains subissent ainsi une double peine : exploités par leurs dirigeants corrompus, et étranglés par des puissances étrangères qui utilisent les outils économiques (FMI, Banque mondiale, multinationales) comme instruments de contrôle.
Cet article démonte les mécanismes de ce pillage organisé, analyse la complicité entre élites locales et globales, et esquisse les voies de libération économique pour un continent qui refuse de n’être qu’un réservoir de matières premières et de dettes.
Chapitre 1 : Les élites locales — gardiens du système de dépendance
L’histoire politique et économique de l’Afrique post-indépendance révèle une constante tragique : la reproduction interne du pouvoir colonial sous de nouveaux visages.
Les élites locales, souvent formées dans les universités occidentales et soutenues par les anciennes puissances coloniales, ont rapidement compris que la survie de leur pouvoir dépendait moins du bien-être des peuples que de leur capacité à servir les intérêts étrangers.
1.1. De la décolonisation politique à la recolonisation économique
Les indépendances africaines ont souvent été formelles, non structurelles.
Les constitutions furent copiées sur les modèles français ou britanniques, les monnaies restèrent arrimées à Paris, Londres ou Washington, et les circuits commerciaux continuaient à favoriser les anciennes métropoles.
Ce que l’historien Walter Rodney appelait déjà “How Europe Underdeveloped Africa” s’est simplement adapté aux temps modernes.
1.2. L’élite africaine comme relais du capital global
Les régimes postcoloniaux, au lieu d’inventer des modèles endogènes de développement, ont adopté les modèles occidentaux sans transformation profonde.
Les présidents, ministres et hauts fonctionnaires sont devenus des agents locaux de l’oligarchie mondiale : ils signent des contrats miniers défavorables, bradent les terres agricoles à des entreprises étrangères, et placent leurs fortunes dans les banques européennes.
Ainsi, la captation de la rente remplace la création de richesse nationale.
1.3. Le cercle vicieux de la corruption et de la fuite des capitaux
Selon la Commission pour l’Afrique (rapport Mbeki, 2015), le continent perd chaque année plus de 80 milliards de dollars à travers l’évasion fiscale, la corruption et les flux financiers illicites.
Ces sommes dépassent largement l’aide au développement reçue du Nord.
C’est la preuve que l’Afrique finance elle-même sa pauvreté, et que la “bonne gouvernance” prônée par les institutions internationales n’est qu’un slogan masquant la continuité du pillage.
1.4. Les nouveaux féodaux : une bourgeoisie sans projet national
Cette élite africaine ne produit pas, elle consomme.
Elle n’investit ni dans l’éducation, ni dans la recherche, ni dans la production industrielle.
Elle préfère importer des produits de luxe, construire des palais à Dubaï , Paris ou Bruxelles , et financer des campagnes électorales avec des fonds issus des mines et du pétrole.
Comme le dit Joseph Stiglitz, “la mondialisation a été conçue par les gagnants, pour les gagnants” — et en Afrique, ces gagnants sont une minorité liée à la finance globale.
1.5. Conséquence : un État appauvri et une population dépossédée
L’État africain devient une coquille vide, capturée par les intérêts privés.
Les hôpitaux manquent de médicaments, les écoles et les universités
s’effondrent, et la jeunesse fuit vers l’Europe.
Cette misère n’est pas accidentelle, elle est structurelle : elle est la condition même du maintien du système.
Les élites locales garantissent la stabilité politique nécessaire au pillage international, en échange de leur part du butin.
Chapitre 2 : Les élites internationales — l’empire invisible du capital
Si les élites africaines sont les exécutants du système d’exploitation, les élites internationales en sont les architectes.
Elles ont façonné un ordre économique mondial qui garantit la circulation ascendante des richesses — des pays pauvres vers les pays riches — tout en conservant l’apparence d’une coopération équitable.
Cet empire n’a pas besoin de coloniser militairement : il agit à travers la finance, les institutions multilatérales(FMI,Banque mondiale ) et les multinationales.
2.1. L’ordre économique mondial comme outil de domination
Après la Seconde Guerre mondiale, le système de Bretton Woods (1944) a placé le monde sous la direction de deux institutions clés :
le Fonds Monétaire International (FMI),
et la Banque mondiale.
Sous couvert de stabilité financière et d’aide au développement, ces institutions ont créé un mécanisme d’intégration forcée des économies du Sud dans le marché mondial, selon les règles écrites à Washington,Bruxelles, Londres et Paris.
Leur véritable mission n’est pas le développement, mais la protection des créanciers et des investisseurs internationaux.
2.2. Le rôle du FMI : prêter pour mieux contrôler
Le FMI prétend « aider les pays en difficulté » en leur accordant des prêts conditionnés à des “réformes structurelles”.(c’est le discour officiel)
En réalité, ces réformes imposent :
la libéralisation des marchés (fin de la protection des industries locales naissantes),
la privatisation des entreprises publiques (souvent vendues à des firmes étrangères),
la dévaluation monétaire (pour favoriser les exportations mais appauvrir les populations par la baisse de leur pouvoir d’achat),
et l’austérité budgétaire (réduction des salaires publics, des subventions, des services sociaux) ainsi éviter l’émergence d’un État stratège .
Résultat : le pays endetté devient structurellement dépendant de nouvelles dettes.
La croissance ralentit, les services publics s’effondrent, et les investisseurs étrangers rachètent à bas prix ce que l’État ne peut plus financer.
C’est ce que le professeur Michael Hudson appelle la “colonisation par la dette”.
2.3. Les multinationales : les nouveaux conquérants
Dans les années 1980-1990, après les Programmes d’Ajustement Structurel, des centaines de sociétés étrangères ont envahi les marchés africains :
Total, Shell et Glencore dans le pétrole et les mines,
Bolloré dans la logistique,
Nestlé et Unilever dans l’agroalimentaire,
et plus récemment, les géants chinois dans les infrastructures et le numérique.
Ces entreprises exploitent les matières premières, mais rapatrient les profits vers leurs sièges sociaux installés à l’étranger, laissant aux États africains des miettes fiscales et des dégâts environnementaux.
Les contrats sont souvent signés en secret, rédigés par des cabinets d’avocats privés occidentaux, et protégés par des clauses d’arbitrage international qui empêchent tout contrôle souverain.
2.4. Les paradis fiscaux et la fuite des richesses
Les multinationales utilisent des prix de transfert et des sociétés écrans pour déplacer artificiellement leurs profits vers des paradis fiscaux (Îles Caïmans, Luxembourg, Suisse, Dubaï).
Ce mécanisme, appelé “optimisation fiscale agressive”, prive les États africains de plus de 50 milliards de dollars par an selon la CNUCED (2023).
Pendant que les populations paient la TVA sur le pain, les compagnies minières ne paient presque rien sur le cobalt, le cuivre ou l’or.
Les élites africaines complices, elles aussi, utilisent les mêmes circuits offshore pour cacher leurs fortunes.
Ainsi se forme une alliance objective entre les riches du Nord et les riches du Sud, contre les pauvres du Sud.
2.5. Les institutions financières comme bras armé du capital
Le FMI et la Banque mondiale agissent comme agents de conformité mondiale :
ils dictent les politiques économiques nationales, évaluent les “bons élèves” et punissent les “indisciplinés”.
Un pays qui ose refuser leurs conditions (comme la Tanzanie de Nyerere ou le Mali de Modibo Keïta à l’époque) se voit immédiatement isolé, privé de financement, voire déstabilisé politiquement.
Le discours du “bon gouvernement” sert à masquer cette coercition économique : la “transparence” exigée par les bailleurs ne s’applique jamais aux multinationales occidentales.
Le contrôle des matières premières et de la dette reste entre les mains d’un cartel financier transnational, dont les décisions sont souvent prises à Wall Street, la City de Londres, ou Bruxelles, non à Kinshasa, Dakar ou Abuja.
2.6. Étude de cas : la Zambie et le piège de la dette
La Zambie, riche en cuivre, est un exemple emblématique.
Dans les années 2000, les réformes imposées par le FMI ont entraîné la vente des mines publiques à des compagnies étrangères.
Lorsque les prix du cuivre ont chuté, l’État zambien n’avait plus de revenus suffisants, mais devait continuer à rembourser sa dette.
Résultat : le pays a fait faillite en 2020, devenant le premier État africain en défaut de paiement depuis la pandémie.
Les créanciers occidentaux — fonds privés et banques — ont alors exigé de nouvelles “réformes”, bouclant ainsi la spirale du contrôle.
2.7. Conséquence : la souveraineté confisquée
L’Afrique ne décide plus de ses budgets, ni de sa politique monétaire, ni de ses priorités de développement.
La dette, les contrats miniers et les institutions internationales définissent à sa place ce qu’elle doit produire, vendre et consommer.
Le pouvoir de décision a glissé des parlements nationaux vers les bureaux climatisés de Washington et de Genève.
Ainsi se ferme le piège :
les élites locales garantissent la stabilité politique et la docilité diplomatique ;
les élites internationales assurent la permanence de la domination économique.
Les peuples africains, eux, restent enfermés dans une économie d’extraction et de dépendance où la richesse quitte le continent chaque jour sous forme de minerais, de profits et de remboursements de dette.
Chapitre 3 : Le rôle du FMI dans la reproduction du sous-développement
Le Fonds Monétaire International (FMI) n’est pas une simple institution d’assistance financière : c’est un instrument de discipline économique mondiale, chargé de garantir le remboursement des dettes et la stabilité du capital global.
Depuis les années 1980, il agit comme médecin et geôlier à la fois : il soigne la crise par la dette, mais enchaîne les pays à des réformes qui détruisent leurs capacités productives.
Ainsi, loin de résoudre le sous-développement, le FMI en assure la reproduction systématique.
3.1. La logique de la dette comme mécanisme de contrôle
La dette est devenue le principal outil de domination néocoloniale.
Sous prétexte de stabiliser les balances de paiements ou de financer le développement, le FMI impose aux États africains une série de “conditions” qui transforment leur souveraineté en dépendance budgétaire.
Le schéma est toujours le même :
Le pays est déclaré “en crise de liquidité”.
Le FMI lui accorde un prêt de “soutien” à condition de réformer son économie.
Ces réformes détruisent les revenus internes (impôts, industries, salaires).
Le pays doit contracter de nouveaux prêts pour compenser — et la boucle recommence.
Le résultat : un endettement perpétuel, où le remboursement devient plus important que l’investissement.
Comme le dit Michael Hudson :
“Le FMI ne sauve pas les pays, il sauve les créanciers.”
3.2. Les Programmes d’Ajustement Structurel : un remède toxique
Dans les années 1980-1990, la quasi-totalité des pays africains ont subi les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS).
Ces plans imposaient la doctrine du consensus de Washington, résumée en dix commandements : libéraliser, privatiser, déréguler, réduire les dépenses publiques, ouvrir les marchés.
Les conséquences ont été catastrophiques :
effondrement des systèmes de santé et d’éducation,
licenciements massifs dans le secteur public,
suppression des subventions agricoles et alimentaires,
explosion de la pauvreté urbaine,
perte de souveraineté économique.
Le Ghana, présenté comme “modèle de réussite” du FMI dans les années 1980, a certes rétabli ses équilibres macroéconomiques, mais au prix d’un effondrement industriel et agricole : le pays exporte du cacao brut mais importe le chocolat fini.
3.3. Le cas de la Côte d’Ivoire : la “success story” trompeuse
Dans les années 1990, la Côte d’Ivoire, alors pilier économique de l’Afrique de l’Ouest, a suivi scrupuleusement les prescriptions du FMI : privatisation du café, du cacao, de l’électricité et des télécommunications.
Les multinationales françaises ont racheté les secteurs clés à bas prix.
Résultat :
croissance artificielle à court terme,
mais explosion de la dette,
dépendance accrue aux marchés extérieurs,
et inégalités sociales abyssales.
Ce modèle, salué par la Banque mondiale, illustre la logique cynique du FMI : l’équilibre des comptes prime sur le bien-être des populations.
3.4. Le cas de la RDC : un État sous tutelle financière
La République Démocratique du Congo, au cœur du continent, possède des ressources colossales : cuivre, cobalt, coltan, or.
Mais sous les “programmes de stabilisation” du FMI, le pays n’a jamais pu maîtriser son économie.
Chaque plan de “relance” a été suivi d’une fuite accrue des capitaux et d’un accroissement de la pauvreté.
Les contrats miniers ont été signés sous pression, dans des conditions d’opacité, et les recettes minières, au lieu d’être investies dans le développement, ont servi au service de la dette ou à la corruption (élites locales et internationales).
Ainsi, un pays immensément riche reste structurellement pauvre — non par manque de ressources, mais par design institutionnel.
3.5. Le double langage du FMI : austérité pour le Sud, laxisme pour le Nord
Lorsqu’une crise frappe un pays du Sud, le FMI exige des coupes budgétaires drastiques, la réduction des salaires et la fin des subventions.
Mais quand la crise touche les États-Unis ou l’Europe (2008, 2020), les règles changent :
on parle de “stimulation budgétaire”, de “quantitative easing”, de “relance par la dépense publique”.
Cette hypocrisie structurelle révèle la fonction idéologique du FMI : il n’est pas un arbitre, mais un gardien du système capitaliste mondial.
3.6. Le discours moral et la réalité des intérêts
Le FMI prétend “aider les pays à devenir compétitifs”.
Mais derrière cette rhétorique se cache une logique de subordination économique :
les États africains doivent vendre leurs actifs,
accepter des taux d’intérêt défavorables,
et se plier à la surveillance macroéconomique permanente.
Le FMI publie ensuite des “rapports de bonne conduite”, notant les pays comme des élèves disciplinés, pendant que la pauvreté s’aggrave.
C’est une forme de moralisme économique, où la vertu est mesurée à la docilité vis-à-vis du capital.
3.7. Bilan : le FMI, gardien du sous-développement
Après plus de quarante ans d’intervention, le bilan est clair :
les pays africains sont plus endettés qu’avant,
leur structure productive reste primaire et dépendante,
la fuite des cerveaux s’est aggravée,
et la souveraineté monétaire demeure inexistante.
Le FMI a remplacé l’administration coloniale, avec une arme plus efficace que la force : la dette légitimée par le discours de la rationalité économique.
C’est ce que Samir Amin appelait la “colonisation par la contrainte économique”.
Chapitre 4 : Le nouveau visage du pillage — extraction numérique et écologique
Le temps des colonies directes est révolu, mais le système extractif, lui, demeure.
Ce qui a changé, c’est la forme : jadis centré sur l’or, le cuivre et le caoutchouc, il s’exerce aujourd’hui sur le cobalt, le lithium, les données et le carbone.
Sous couvert de transition énergétique et de révolution numérique, les puissances industrielles et technologiques ont redéfini les règles du pillage mondial — en intégrant les élites africaines à ce nouvel ordre extractif.
4.1. De l’extraction minière à l’extraction numérique
Le cobalt de la RDC, le lithium du Zimbabwe, le coltan du Rwanda-RDC, le manganèse du Gabon et le graphite du Mozambique sont les poumons de la révolution technologique mondiale.
Chaque batterie de Tesla et BYD, chaque smartphone Apple ou Samsung, chaque serveur de Google ou Amazon dépend de ces minerais africains.
Pourtant, moins de 5 % de la valeur ajoutée de ces chaînes industrielles revient au continent.
Les métaux quittent l’Afrique à l’état brut, puis reviennent sous forme de produits finis 100 à 200 fois plus chers.
Ce cycle illustre la continuité du modèle colonial de dépendance industrielle.
L’extraction numérique s’y ajoute :
les grandes firmes de la Silicon Valley (Meta, Google, Amazon, Microsoft) s’emparent aujourd’hui des données africaines — géolocalisation, comportements, voix, images, ADN — pour nourrir leurs modèles d’intelligence artificielle.
Ainsi naît un nouveau type de richesse : la donnée comme ressource coloniale.
4.2. L’économie verte : un nouveau champ de domination
Le discours mondial sur la “transition écologique” promet de sauver la planète.
Mais pour l’Afrique, cette promesse se traduit par un nouveau cycle d’extraction et de dépossession :
les terres agricoles sont rachetées pour la production de biocarburants,
les forêts sont accaparées au nom du “carbone compensé”,
les pays africains deviennent les fournisseurs de matières premières vertes pour les industries du Nord.
Le paradoxe est saisissant :
les pays africains, responsables de moins de 4 % des émissions mondiales de CO₂, paient le prix de la décarbonation des pays riches.
Ils fournissent les minerais pour les batteries “propres”, pendant que leurs populations vivent dans des zones polluées et ravagées par l’exploitation.
4.3. Les partenariats asymétriques de la transition énergétique
Sous le vernis de la coopération, les puissances occidentales et asiatiques signent des partenariats dits “stratégiques” avec les pays africains.
Exemple :
Le Green Deal européen dépend du cobalt congolais et du lithium africain.
Les États-Unis sécurisent leurs chaînes d’approvisionnement via des accords de défense et d’énergie.
La Chine, de son côté, contrôle déjà une part majeure des concessions minières.
Mais ces partenariats restent asymétriques : les technologies, la transformation industrielle et la propriété intellectuelle restent concentrées au Nord.
Le Sud fournit la matière première, le Nord vend la “solution verte”.
4.4. Le cas du cobalt congolais : un scandale moral et économique
En RDC, plus de 70 % du cobalt mondial est extrait souvent dans des conditions inhumaines :
travail des enfants, pollution, insécurité, destruction des villages.
Les grandes entreprises — Apple, Tesla, BYD,Samsung, Volkswagen,BMW,Mercedes — ont toutes signé des “chartes éthiques”, mais continuent à se fournir via des réseaux opaques de sous-traitants.
Le cobalt, indispensable à la transition énergétique mondiale, symbolise une écologie coloniale : sauver la planète grâce à l’exploitation du Sud.
La “mobilité verte” de l’Europe et des États-Unis repose sur une souffrance invisible au cœur de l’Afrique.
4.5. L’extraction numérique : la colonisation des cerveaux
À l’ère de l’intelligence artificielle, les données humaines deviennent un nouvel or noir.
Les plateformes mondiales collectent gratuitement les informations produites par les utilisateurs africains : publications, voix, visages, goûts, itinéraires.
Ces données alimentent les algorithmes de reconnaissance faciale, de publicité ciblée et d’apprentissage automatique.
Le continent devient ainsi un laboratoire à ciel ouvert pour les technologies occidentales et chinoises.
Les universités africaines, faute de moyens, dépendent des financements extérieurs pour la recherche numérique, ce qui renforce la dépendance cognitive et scientifique.
Comme hier pour les matières premières, l’Afrique exporte les cerveaux et les données, mais importe les technologies et les brevets.
4.6. La financiarisation du climat et du numérique
Le FMI, la Banque mondiale et les grandes firmes de gestion d’actifs (BlackRock, Vanguard, JP Morgan) s’imposent désormais comme acteurs de la “finance verte”.
Ils rachètent des dettes africaines contre des engagements environnementaux, imposant une écologie sous tutelle.
De même, les géants du numérique construisent des data centers à Nairobi, Lagos ou Cape Town, présentés comme des opportunités d’emploi, mais qui profitent essentiellement à leurs maisons mères.
Ces nouveaux dispositifs prolongent la logique extractive par d’autres moyens :
Le capital s’empare du vivant, du climat et de l’intelligence humaine.
C’est ce que certains économistes appellent la “colonisation algorithmique”.
4.7. Vers un nouveau type de résistance
Face à cette mutation du pillage, plusieurs voix africaines s’élèvent :
Appel à la souveraineté numérique (protection des données, IA africaine).
Défense d’une écologie endogène, basée sur les besoins du continent, non sur les quotas imposés par le Nord.
Mise en place de zones économiques vertes où la transformation industrielle se fait localement.
Mais ces initiatives restent marginales, faute de moyens financiers et de coordination régionale.
Le système dominant reste celui d’un capitalisme global qui transforme tout — la nature, l’homme, la donnée — en marchandise.
Chapitre 5 : Comment sortir du piège ? – Pour une reconquête économique, technologique et morale de l’Afrique
Après soixante ans d’indépendance formelle, l’Afrique reste prisonnière d’un système d’extraction et de domination qui s’est simplement adapté aux époques.
Les chaînes de fer ont disparu, remplacées par les chaînes invisibles de la dette, de la dépendance technologique et de la corruption endogène.
Sortir de ce piège suppose bien plus qu’un changement économique : c’est un projet civilisationnel fondé sur la souveraineté, la dignité et la connaissance.
5.1. Repenser l’État africain comme État stratège
La première condition est la reconstruction de l’État africain.
Un État fort ne signifie pas un État autoritaire, mais un État stratège, capable de planifier, d’investir, de protéger ses secteurs vitaux et de réguler le capital.
Les pays qui ont réussi à se hisser dans la modernité —Les USA,la Chine,le Japon, la Corée du Sud, Vietnam — ont tous placé l’industrie, la technologie et l’éducation au centre de leurs politiques publiques.
L’Afrique, à son tour, doit rompre avec le dogme néolibéral de la “main invisible” pour réhabiliter la main visible de la stratégie nationale.
Cela implique :
des banques publiques d’investissement régionales,
des sociétés nationales minières à gouvernance transparente,
une planification industrielle ciblée sur les chaînes de valeur locales,
et la protection des marchés intérieurs contre le dumping mondial (protectionnisme éducateur de Friedrich List).
5.2. Taxer les multinationales et récupérer les capitaux illicites
Le continent perd chaque année plus de 80 milliards de dollars en flux financiers illicites.
Cet argent doit revenir financer le développement.
L’Afrique doit exiger la transparence fiscale mondiale, la fin des prix de transfert abusifs, et la création d’une fiscalité africaine sur les multinationales extractives.
Les États peuvent aussi négocier collectivement, à travers l’Union africaine, une charte commune de souveraineté fiscale — à l’image de l’OCDE — pour taxer équitablement les profits rapatriés à l’étranger.
Ce serait le premier pas vers une justice économique mondiale.
5.3. Intégrer l’Afrique par la production et non par la consommation
L’intégration régionale doit cesser d’être un slogan politique et devenir un projet productif concret.
Les pays africains doivent cesser d’échanger avec l’extérieur plus qu’entre eux.
L’AfCFTA (Zone de libre-échange continentale africaine) ne sera utile que si elle s’accompagne de chaînes industrielles régionales :
acier nigérian, cuivre zambien, énergie congolaise, agriculture ivoirienne, logistique kényane.
L’enjeu est de transformer les ressources sur place, pas de multiplier les accords de libre-échange sans contenu productif.
Comme le disait Kwame Nkrumah :
“L’unité politique de l’Afrique sans base économique commune n’est qu’une illusion diplomatique.”
5.4. Souveraineté numérique et intelligence africaine
L’avenir se joue désormais dans la donnée, l’intelligence artificielle et les infrastructures numériques.
L’Afrique ne peut pas répéter dans le numérique l’erreur commise avec les matières premières.
Il faut :
héberger les données africaines sur le sol africain,
former des ingénieurs, data scientists et architectes systèmes dans les universités locales,
créer une Agence africaine de cybersouveraineté,
et financer des start-up publiques-privées spécialisées dans l’IA, la robotique, la cybersécurité.
Ce sera la nouvelle frontière de la liberté africaine : la maîtrise du code et de la donnée.
5.5. Former une nouvelle élite patriotique et technocratique
Le cœur du problème africain n’est pas l’absence de ressources, mais l’absence de conscience et de formation des élites.
L’Afrique doit produire des dirigeants patriotes, économistes, ingénieurs, juristes et chercheurs qui comprennent les enjeux du XXIe siècle et refusent d’être les sous-traitants du capital global.
Ces nouvelles élites doivent naître de réformes profondes de l’éducation :
curricula centrés sur la science, la philosophie politique, l’économie réelle,
valorisation de la recherche appliquée,
réhabilitation de la fierté intellectuelle africaine.
C’est dans l’éducation que se joue la seconde indépendance du continent.
5.6. Le rôle moral et stratégique de la diaspora
La diaspora africaine, forte de millions d’ingénieurs, de médecins, de chercheurs et d’entrepreneurs, représente un atout géostratégique majeur.
Elle doit cesser d’être une simple source de transferts financiers pour devenir un vecteur de transfert de connaissances, de capitaux et de technologies.
Des plateformes continentales de codéveloppement peuvent relier la diaspora à des projets concrets : énergies renouvelables, numérique, éducation, agriculture intelligente.
C’est là que peut émerger la nouvelle Renaissance africaine, portée par la synergie entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis.
5.7. Reconstruire la morale publique africaine
Enfin, aucune réforme économique ne tiendra sans révolution morale.
La corruption, l’égoïsme et le cynisme des élites ont désintégré la confiance collective.
Il faut réhabiliter les valeurs de justice, d’effort, de service et de responsabilité.
Un peuple qui se respecte ne se vend pas pour une subvention ; un dirigeant qui aime sa patrie ne signe pas un contrat léonin.
Le développement commence par une éthique du devoir envers soi-même et envers la communauté.
Conclusion : L’Afrique n’est pas pauvre, elle est appauvrie
Le drame africain n’est pas la fatalité, c’est une construction.
La double peine – pillée par ses élites et par le monde – ne durera que tant que le continent acceptera de subir au lieu de penser et d’agir.
La génération qui vient doit briser ce cycle en combinant connaissance, courage et stratégie.
Le XXIe siècle n’appartiendra pas aux puissants d’hier, mais à ceux qui auront su maîtriser la technologie, l’économie et la morale.
Et ce jour-là, l’Afrique ne sera plus un espace pillé, mais un centre de puissance créatrice.
Signature de l’auteur :
A.G. Kapayo – Vision 2035
« L’Afrique n’est pas un marché, c’est une civilisation en marche. »
Bibliographie
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Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, 2002.
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David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Les Prairies Ordinaires, 2010.
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African Union Commission, Agenda 2063: The Africa We Want, Addis-Abeba, 2015.
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