Au-delà des modèles : l’économie à l’épreuve des crises par Guy Kapyo.
Au-delà des modèles : l’économie à l’épreuve des crises par Guy Kapyo.
0. Introduction : Les espoirs du marginalisme : un modèle scientiste
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, une révolution silencieuse bouleverse la science économique. Trois penseurs, Walras en France, Jevons au Royaume-Uni, et Menger en Autriche, fondent ce qu'on appelle la "révolution marginaliste". Ils introduisent la notion d'utilité marginale et posent les bases de l'équilibre général. Leur objectif est clair : donner à l'économie la rigueur des sciences exactes, à l'image de la physique newtonienne.
L’homo œconomicus, rationnel et calculateur, devient le personnage central de ces modèles. Les comportements individuels sont modélisés par des fonctions mathématiques, les marchés sont supposés toujours en recherche d'équilibre. L’analogie avec la physique classique est revendiquée : à l’instar des lois de la gravitation, les forces de l’offre et de la demande sont censées organiser spontanément le système économique.
Mais dès ses origines, ce modèle suscite des critiques : trop abstrait, trop idéalisé, déconnecté du monde réel. Les premières fissures apparaissent au début du XXème siècle, puis la grande crise de 1929 va provoquer un véritable choc théorique.
1. Le crash boursier de 1929
Contexte :
Dans les années 1920, les États-Unis vivent une forte croissance économique : période des "Années folles".
L’optimisme est tel que des millions d’Américains investissent massivement en Bourse, souvent à crédit, espérant des profits rapides.
Déroulement :
Jeudi noir (24 octobre 1929) : panique à la Bourse de New York ; les investisseurs veulent tous vendre en même temps.
Lundi noir (28 octobre) et mardi noir (29 octobre) : l’indice boursier s’effondre encore plus brutalement.
En quelques jours, des milliards de dollars sont perdus, ruinant des millions d’investisseurs.
2. Conséquences économiques et sociales
États-Unis :
Faillites bancaires en cascade.
Effondrement de l’investissement et de la consommation.
Chômage de masse (plus de 25 % de la population active).
Misère sociale, sans filet de sécurité (assurance chômage, sécurité sociale… inexistantes à l’époque).
Monde :
Crise globale : l’économie mondiale étant déjà très interconnectée, la récession s’étend rapidement à l’Europe, l’Amérique latine, et l’Asie.
Effondrement du commerce international, montée du protectionnisme (ex. : tarifs douaniers "Smoot-Hawley" aux USA).
3. L’échec du modèle libéral classique hérité d’Adam Smith
Les principes de ce modèle :
Le marché est autorégulateur : la "main invisible" harmonise l’offre et la demande.
L’État doit intervenir le moins possible dans l’économie (principe du laissez-faire).
La croissance repose sur la libre entreprise, la concurrence, et l’intérêt individuel.
Pourquoi cela a échoué en 1929 :
Spéculation excessive : absence de régulation financière a permis une bulle spéculative incontrôlée.
Crises cycliques ignorées : les libéraux ne prévoyaient pas que les marchés pouvaient durablement se déséquilibrer.
Absence d’intervention de l’État : face à l’effondrement économique, l’État a initialement refusé d’intervenir (notamment sous Hoover), croyant que le marché se stabiliserait seul.
Effet domino : les faillites bancaires ont réduit le crédit, détruit la confiance, amplifié la crise.
4. Keynes et Friedman : deux visions opposées, un même échec en 1970
Après la crise de 1929, les limites du modèle libéral apparaissent crânement. John Maynard Keynes propose alors une rupture : face à la défaillance du marché, l’État doit intervenir activement. Le modèle keynésien, axé sur la relance de la demande et l'investissement public, domine la pensée économique pendant les Trente Glorieuses (1945-1973, marquée par la croissance économique, le plein-emploi et la prosperité pour tous ).
Mais dans les années 1970, une nouvelle crise émerge : la stagflation. Inflation + chômage simultanés, un phénomène que les modèles keynésiens ne savent pas expliquer. Milton Friedman et les monétaristes reviennent en force : ils accusent l’intervention de l’État d'être inflationniste et inefficace (Dette publique exorbitante sous-estimée par les keynésiens ).
Les politiques de rigueur monétaire inspirées de Friedman sont appliquées par Reagan et Thatcher dans les années 1980. Si elles freinent l'inflation, elles aggravent parfois le chômage et les inégalités. L’alternance entre ces deux modèles semble être une oscillation sans fin entre déséquilibres différents.
5. Les grandes crises : quand la réalité rattrape les modèles
Chaque grande crise constitue un "rappel à l'ordre" pour les théories trop optimistes :
* **1929** Le krach de Wall Street fait s'effondrer la production, le commerce mondial, et l'emploi. L'économie libérale classique est incapable de répondre à une telle dépression.
* **1973 / 1980** : Les chocs pétroliers font exploser les prix et paralysent l’emploi. Les modèles keynésiens et monétaristes s'affrontent sans résultat clair.
* **2008** Crise financière mondiale. Le marché n’a pas autorégulé les dérives du crédit. L’État doit intervenir massivement pour sauver les banques.
* **2014** Ralentissement structurel, croissance molle, inégalités records : les modèles traditionnels ne parviennent pas à restaurer une prospérité inclusive.
* **2020** : Pandémie mondiale. Retour brutal de l’État stratège et de la planification sanitaire et industrielle.
Ces crises successives montrent l’incapacité des modèles économiques rigides à anticiper les chocs et à s’adapter à la complexité du réel.
6. Pourquoi l’économie échoue-t-elle à être exacte ?
Contrairement aux sciences physiques, l’économie traite de comportements humains, d’institutions changeantes, d’attentes incertaines. Or, les modèles dominants reposent souvent sur des hypothèses simplificatrices :
Synthèse philosophique: Deux visions du monde
Retour sur les grandes crises: les faits bruts
* Agents rationnels, bien informés, maximisant leur utilité
* Marchés fluides, transparents et toujours en équilibre
* Monnaie neutre, anticipations stables, etc.
Mais la réalité est toute autre : incertitude radicale, bulles spéculatives, crises systémiques, rôle des institutions politiques et sociales. Les équations les plus complexes ne peuvent saisir l’instabilité fondamentale du monde social.
7. Proposition d’un modèle réaliste : intégration, pluralité et pragmatisme
Pour repenser l'économie, il faut sortir du fétichisme des modèles. Cela suppose :
* **Intégrer l'histoire** : comprendre les trajectoires longue durée, les institutions, les rapports de force.
* **S'ouvrir à d'autres sciences** : psychologie (biais cognitifs), sociologie (normes sociales), écologie (limites physiques).
* **Pratiquer le pluralisme méthodologique** : utiliser à la fois la modélisation, l'analyse empirique, le récit historique.
* **Revenir au terrain** : observer les comportements réels, les inégalités concrètes, les contraintes environnementales.
C’est aussi repenser la finalité de l’économie : non pas seulement prédire ou optimiser, mais comprendre pour mieux agir.
8. Perspectives : vers quelle économie post-crise ?
La leçon principale des crises économiques est éthique autant que théorique : l’économie ne peut être réduite à un ensemble de modèles décontextualisés. Elle est une science humaine, ancrée dans l’incertitude, l’histoire et la société.
L’État retrouve une place centrale, non pas comme état-providence infini, mais comme stratège, régulateur, investisseur à long terme. Le marché, encadré, reste un outil d’efficience, mais non une idéologie.
L’avenir est à une économie plus réaliste, plus pluraliste, plus responsable. Il est temps de passer de la modélisation abstraite à l’art du possible, au service des sociétés humaines.
9.Conclusion – Réévaluer les fondements théoriques à l’épreuve de la réalité historique**
L’histoire économique contemporaine, marquée par des crises systémiques récurrentes – 1929, 1973, 1980, 2008, 2014 et 2020 – met en évidence les limites structurelles des grands paradigmes économiques successifs. Le modèle libéral classique, fondé sur l’autorégulation des marchés et une confiance dans l’équilibre spontané de l’offre et de la demande, s’est heurté à la volatilité financière, aux asymétries d’information et aux défaillances de coordination. Inversement, le modèle keynésien, prônant une régulation active par la demande globale et une intervention ciblée de l’État, a montré ses limites face à l’inflation structurelle, aux déficits publics chroniques et à l’interdépendance croissante des économies ouvertes.
Ces constats soulignent l’inadéquation des modèles économiques fondés sur des hypothèses de rationalité parfaite, de marchés efficients ou de neutralité des politiques publiques. L’introduction des outils mathématiques à partir de la révolution marginaliste n’a pas suffi à transformer l’économie en science exacte ; au contraire, elle a parfois conduit à une formalisation excessive, déconnectée des dynamiques empiriques réelles.
Dans cette perspective, le "principe de réalité" renvoie à la nécessité de penser l’économie non pas comme un système fermé et prédictible, mais comme un champ ouvert, traversé par des incertitudes, des logiques sociales, des rapports de pouvoir et des transformations technologiques.
La science économique ne peut se contenter de modéliser le monde ; elle doit aussi intégrer les dimensions institutionnelles, historiques et politiques de son objet.
Il apparaît donc urgent de dépasser les oppositions binaires entre État et marché, entre planification et spontanéité, pour construire une économie politique critique, ancrée dans les faits et attentive à la pluralité des approches.
En définitive, la crise de la pensée économique dominante n’est pas seulement théorique ; elle est avant tout une crise de la représentation du réel.
Conception et écriture kapayoalimasi@gmail.com, ce jeudi 12.06.2025 dans la ville de Mainz en Allemagne.
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