Les francais bavardent(Cigale) , les allemands travaillent (Fourmis)
La Cigale et la Fourmi, par François Michaux
LE MONDE.FR | 29.03.10 | 14h36
L'interview du 15 mars de Mme Lagarde dans le Financial Times amorce un débat récurrent en France sur la divergence des choix économiques de l'Allemagne et de la France depuis une quinzaine d'années. Bien entendu on va ressortir dans les jours qui viennent des analyses, exactes au demeurant, sur la démarche "non coopérative" de l'Allemagne, sur la "gloutonnerie" d'un pays qui bénéficie des importations des autres pays européens sans jamais renvoyer l'ascenseur en favorisant la consommation en Allemagne, etc.
La question ne me semble pas être là, et je crains qu'une fois de plus, nous n'entrions dans un faux débat pour éviter d'aborder, en France, les sujets qui fâchent. En lisant les premières réactions, ou les doctes analyses des économistes de chaque clan, je ne peux m'empêcher de penser à l'inusable fable de La Fontaine La Cigale et la Fourmi ou au livre récent de Claude Quétel L'Impardonnable Défaite analysant les erreurs accumulées par la France dans une autre confrontation avec l'Allemagne, entre 1918 et 1939.
Ecoutons d'abord ce que répond le camp allemand aux observations de Mme Lagarde. Il rappelle que l'Europe est confrontée à la compétition sans concession des Etats-Unis, du Japon, de la Chine ou de l'Inde, et que le débat ne s'arrête pas à l'Europe, mais concerne notre place dans le monde, notre capacité à capter une part significative des bénéfices d'une croissance, qui se déroule de plus en plus hors de nos frontières, pour en faire bénéficier les peuples européens.
Ce qui était "facile" il y a cinquante ans ne l'est plus ; Françoise Lemoine, du Cepii (organisme d'étude économique du Conseil d'analyse stratégique), rappelle régulièrement qu'entre 1995 et 2020, en vingt-cinq ans, les Brimc (Brésil, Russie, Inde, Mexique, Chine) auront mis sur le marché du travail mondial 330 millions d'actifs de plus qui, a un titre ou à un autre, concurrencent nos actifs. Cet apport massif de main-d'œuvre se fait et se fera, qu'on le veuille ou non, au détriment de nos propres actifs, et même si les vases communicants de l'économie ne permettent heureusement pas une fluidité parfaite, cette masse pèse sur les coûts du travail en Europe, et nous force à revenir sur des habitudes de progrès social (dont on oublie d'ailleurs de dire qu'elles se construisaient sur la pressuration des salariés des pays non développés).
Que fait l'Allemagne ? Elle tire froidement les conclusions désagréables de cet état de fait, et s'adapte, sous un gouvernement socialiste au départ, puis de grande coalition, en réduisant son modèle social pour le préserver, et pour financer au mieux ce qui en reste en s'efforçant de prélever une plus grosse part du gâteau mondial. Elle délocalise, avant les autres Européens, une part de son industrie en Europe de l'Est, structurant ainsi un nouveau "mix" productif qui lui permet de baisser ses coûts de production. Elle accélère sur l'innovation et le haut de gamme. Elle renégocie entre patronat et syndicat, seuls, un nouveau contrat social moins généreux, mais solidaire. Elle introduit par des accords conventionnels une flexibilité pluri-annuelle du travail dans l'industrie, pour tenir compte du raccourcissement du cycle de vie des produits et de la nécessité de donner plus de flexibilité au système industriel. Elle remonte, toujours de façon conventionnelle, le temps de travail de 35 à 40 heures sans augmenter les salaires, quitte à baisser à nouveau le temps de travail (et les salaires) quand l'activité s'effondre. Elle met enfin en place une TVA sociale de 3 % pour baisser les charges sur le travail, et baisse l'impôt sur les sociétés (de 20 %) pour donner plus d'air aux entreprises allemandes travaillant sur le territoire allemand. Elle génère enfin une pauvreté grandissante. Tout cela s'est réalisé, grossièrement, entre 2002 et 2007, en quatre ans seulement, sous nos yeux. Et l'effet se mesure vite au plan économique : c'est aujourd'hui la seule nation qui résiste au raz-de-marée chinois. Félicitons-nous que ce soit à nos portes que cette résistance s'organise, et que nous puissions nous en inspirer....
Qu'a fait la France ? Elle a gravé dans le marbre de la loi – pour être sûr qu'il soit difficile et politiquement improductif de revenir en arrière – deux mesures à contre-cycle dont elle ne sait plus comment se dépêtrer et dont on mesure tous les jours les effets économiques négatifs, l'une sur la retraite à 60 ans, l'autre sur les 35 heures. Elle se refuse, à travers des journaux télévisés indigents, à expliquer le monde aux Français, à leur montrer comment on peut s'adapter, réussir, évoluer, à expliquer ce que fait l'Allemagne, et pourquoi elle l'a fait. Elle continue à encenser des courants de pensée qui rejettent les efforts à venir sur les "autres" (c'est-à-dire en priorité nos enfants), qui prétendent, sans que l'on crie au fou, qu'il faut encore augmenter les cotisations sociales des entreprises pour les retraites (comme si cela ne pesait pas autant que les cotisations salariés sur le coût du travail), ou qu'on règlera tout en faisant "payer les riches". Elle réussit enfin, au terme d'un de ces "coups" politiques suicidaires dont nous avons le secret, à torpiller un projet de TVA sociale au moment même où les Allemands le mettent en place chez eux.
Courage, nous ne sommes qu'en .... 1937 et le niveau de vie des Allemands a baissé. Au fait, qu'en est-il du nôtre?
Car c'est l'autre question majeure. Pouvons-nous mener de telles politiques sans repenser profondément notre système de solidarité au profit de ceux qui sont les plus fragilisés ? Bien sûr que non. Mais cette solidarité ne peut plus se faire autant que par le passé sur le dos des entreprises qui s'évertuent encore à produire en France, mais sur notre dos à tous, en commençant par les plus riches et par ceux qui ont un emploi. Cela aussi, c'est une leçon allemande. Curieusement, on n'en parle jamais dans nos "étranges lucarnes" télévisuelles.
François Michaux est ancien responsable de la prospective ressources humaines chez Renault.
LE MONDE.FR | 29.03.10 | 14h36
L'interview du 15 mars de Mme Lagarde dans le Financial Times amorce un débat récurrent en France sur la divergence des choix économiques de l'Allemagne et de la France depuis une quinzaine d'années. Bien entendu on va ressortir dans les jours qui viennent des analyses, exactes au demeurant, sur la démarche "non coopérative" de l'Allemagne, sur la "gloutonnerie" d'un pays qui bénéficie des importations des autres pays européens sans jamais renvoyer l'ascenseur en favorisant la consommation en Allemagne, etc.
La question ne me semble pas être là, et je crains qu'une fois de plus, nous n'entrions dans un faux débat pour éviter d'aborder, en France, les sujets qui fâchent. En lisant les premières réactions, ou les doctes analyses des économistes de chaque clan, je ne peux m'empêcher de penser à l'inusable fable de La Fontaine La Cigale et la Fourmi ou au livre récent de Claude Quétel L'Impardonnable Défaite analysant les erreurs accumulées par la France dans une autre confrontation avec l'Allemagne, entre 1918 et 1939.
Ecoutons d'abord ce que répond le camp allemand aux observations de Mme Lagarde. Il rappelle que l'Europe est confrontée à la compétition sans concession des Etats-Unis, du Japon, de la Chine ou de l'Inde, et que le débat ne s'arrête pas à l'Europe, mais concerne notre place dans le monde, notre capacité à capter une part significative des bénéfices d'une croissance, qui se déroule de plus en plus hors de nos frontières, pour en faire bénéficier les peuples européens.
Ce qui était "facile" il y a cinquante ans ne l'est plus ; Françoise Lemoine, du Cepii (organisme d'étude économique du Conseil d'analyse stratégique), rappelle régulièrement qu'entre 1995 et 2020, en vingt-cinq ans, les Brimc (Brésil, Russie, Inde, Mexique, Chine) auront mis sur le marché du travail mondial 330 millions d'actifs de plus qui, a un titre ou à un autre, concurrencent nos actifs. Cet apport massif de main-d'œuvre se fait et se fera, qu'on le veuille ou non, au détriment de nos propres actifs, et même si les vases communicants de l'économie ne permettent heureusement pas une fluidité parfaite, cette masse pèse sur les coûts du travail en Europe, et nous force à revenir sur des habitudes de progrès social (dont on oublie d'ailleurs de dire qu'elles se construisaient sur la pressuration des salariés des pays non développés).
Que fait l'Allemagne ? Elle tire froidement les conclusions désagréables de cet état de fait, et s'adapte, sous un gouvernement socialiste au départ, puis de grande coalition, en réduisant son modèle social pour le préserver, et pour financer au mieux ce qui en reste en s'efforçant de prélever une plus grosse part du gâteau mondial. Elle délocalise, avant les autres Européens, une part de son industrie en Europe de l'Est, structurant ainsi un nouveau "mix" productif qui lui permet de baisser ses coûts de production. Elle accélère sur l'innovation et le haut de gamme. Elle renégocie entre patronat et syndicat, seuls, un nouveau contrat social moins généreux, mais solidaire. Elle introduit par des accords conventionnels une flexibilité pluri-annuelle du travail dans l'industrie, pour tenir compte du raccourcissement du cycle de vie des produits et de la nécessité de donner plus de flexibilité au système industriel. Elle remonte, toujours de façon conventionnelle, le temps de travail de 35 à 40 heures sans augmenter les salaires, quitte à baisser à nouveau le temps de travail (et les salaires) quand l'activité s'effondre. Elle met enfin en place une TVA sociale de 3 % pour baisser les charges sur le travail, et baisse l'impôt sur les sociétés (de 20 %) pour donner plus d'air aux entreprises allemandes travaillant sur le territoire allemand. Elle génère enfin une pauvreté grandissante. Tout cela s'est réalisé, grossièrement, entre 2002 et 2007, en quatre ans seulement, sous nos yeux. Et l'effet se mesure vite au plan économique : c'est aujourd'hui la seule nation qui résiste au raz-de-marée chinois. Félicitons-nous que ce soit à nos portes que cette résistance s'organise, et que nous puissions nous en inspirer....
Qu'a fait la France ? Elle a gravé dans le marbre de la loi – pour être sûr qu'il soit difficile et politiquement improductif de revenir en arrière – deux mesures à contre-cycle dont elle ne sait plus comment se dépêtrer et dont on mesure tous les jours les effets économiques négatifs, l'une sur la retraite à 60 ans, l'autre sur les 35 heures. Elle se refuse, à travers des journaux télévisés indigents, à expliquer le monde aux Français, à leur montrer comment on peut s'adapter, réussir, évoluer, à expliquer ce que fait l'Allemagne, et pourquoi elle l'a fait. Elle continue à encenser des courants de pensée qui rejettent les efforts à venir sur les "autres" (c'est-à-dire en priorité nos enfants), qui prétendent, sans que l'on crie au fou, qu'il faut encore augmenter les cotisations sociales des entreprises pour les retraites (comme si cela ne pesait pas autant que les cotisations salariés sur le coût du travail), ou qu'on règlera tout en faisant "payer les riches". Elle réussit enfin, au terme d'un de ces "coups" politiques suicidaires dont nous avons le secret, à torpiller un projet de TVA sociale au moment même où les Allemands le mettent en place chez eux.
Courage, nous ne sommes qu'en .... 1937 et le niveau de vie des Allemands a baissé. Au fait, qu'en est-il du nôtre?
Car c'est l'autre question majeure. Pouvons-nous mener de telles politiques sans repenser profondément notre système de solidarité au profit de ceux qui sont les plus fragilisés ? Bien sûr que non. Mais cette solidarité ne peut plus se faire autant que par le passé sur le dos des entreprises qui s'évertuent encore à produire en France, mais sur notre dos à tous, en commençant par les plus riches et par ceux qui ont un emploi. Cela aussi, c'est une leçon allemande. Curieusement, on n'en parle jamais dans nos "étranges lucarnes" télévisuelles.
François Michaux est ancien responsable de la prospective ressources humaines chez Renault.
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