Du marché à la guerre : le capitalisme anglo-saxon face à l'État-nation par Guy Kapayo
Du marché à la guerre : le capitalisme anglo-saxon face à l'État-nation
Introduction
L'intelligence artificielle (IA) et la géopolitique se rencontrent aujourd’hui sur des terrains jusque-là inédits. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a illustré cette convergence avec une acuité particulière : Amazon Web Services (AWS) de Jeff Bezos, géant du cloud américain, est arrivé dès les premiers jours du conflit pour fournir son infrastructure de données. Elon Musk, via Starlink, a déployé son réseau satellitaire afin d'assurer la connectivité à une population en guerre. Palantir technologies (Peter Thiel ), entreprise américaine spécialisée dans l’analyse de données, a offert ses services à l’État ukrainien pour la gestion stratégique des opérations militaires. Ces acteurs privés, dotés de technologies avancées, contrôlent en réalité des pans entiers du champ de bataille numérique, assumant des fonctions traditionnellement réservées aux États souverains.
Cette situation soulève une question fondamentale : l’intelligence artificielle et ses plateformes numériques sont-elles en train de devenir des instruments de la géopolitique contemporaine ? Par ailleurs, ces développements révèlent-ils une tendance propre au capitalisme anglo-saxon, qui réduit le rôle de l’État au profit du marché et des acteurs privés, au point de transférer à ces derniers des pouvoirs stratégiques jusqu’alors inaccessibles aux individus ?
Cet article propose d’analyser ces phénomènes à travers le prisme du capitalisme anglo-saxon et de ses conséquences pour la souveraineté des États-nations.
Chapitre 1 — L’intelligence artificielle comme nouvel instrument de la guerre
La guerre en Ukraine a montré que l’IA et les technologies numériques ne sont plus de simples outils auxiliaires, mais des **éléments centraux dans la conduite des opérations militaires**.
Le cloud computing permet de traiter en temps réel d’énormes volumes de données issues du renseignement, des communications et des satellites. AWS héberge les systèmes gouvernementaux et militaires, assurant une capacité de traitement et d’analyse à une échelle inédite.
Les algorithmes de Palantir aident à coordonner les forces, à anticiper les mouvements adverses, et à sécuriser les infrastructures critiques. De leur côté, les réseaux satellitaires de Starlink assurent une connectivité résiliente dans un environnement où les infrastructures traditionnelles sont détruites.
Ainsi, l’IA devient un **instrument de commandement, de contrôle et de renseignement**, modifiant profondément la nature de la guerre et la distribution du pouvoir sur le terrain.
Chapitre 2 — Le rôle inédit des acteurs privés dans la géopolitique
Traditionnellement, la guerre et la sécurité sont des prérogatives exclusives des États. Pourtant, la guerre ukrainienne a mis en lumière une nouvelle réalité : **des entreprises privées contrôlent des infrastructures stratégiques, des flux d’information, et même des données sensibles**.
Cette privatisation de la souveraineté se manifeste par plusieurs phénomènes :
* Le déploiement rapide et massif de services cloud sécurisés, hors du contrôle direct des gouvernements.
* La fourniture de réseaux satellitaires privés, capables de remplacer des systèmes militaires nationaux.
* La collecte et l’analyse de données militaires via des plateformes commerciales.
Ces acteurs ne sont pas seulement des fournisseurs : ils influencent des décisions stratégiques, choisissent où et quand activer ou désactiver leurs services, et deviennent des **intermédiaires incontournables de la guerre moderne**.
Ce phénomène interroge le cadre classique de la souveraineté : **comment un État peut-il contrôler ses moyens de guerre quand ils sont partiellement externalisés à des entreprises privées, dont les intérêts et la responsabilité sont flous ?**
Chapitre 3 — Le capitalisme anglo-saxon : idéologie d’une souveraineté privatisée
Le processus que nous avons décrit — transfert des fonctions régaliennes de l’État vers des entreprises privées — **n’est pas le fruit du hasard**. Il repose sur une matrice idéologique puissante, ancienne, mais radicalisée dans le monde contemporain : **le capitalisme anglo-saxon**.
Ce modèle — né en Grande-Bretagne et développé aux États-Unis — se caractérise par la **primauté du marché**, la **sacralisation de l’individu-entrepreneur**, et la **suspicion permanente envers l’État**. Il ne s’agit pas d’un simple système économique, mais d’un imaginaire politique complet, qui oriente l’évolution des sociétés contemporaines, y compris en matière de guerre et de souveraineté.
1. Le marché comme arbitre suprême
Dans la pensée anglo-saxonne néolibérale, le marché n’est pas simplement un mécanisme d’échange : c’est **le meilleur régulateur de la société**. Toute action collective — y compris la guerre — peut être optimisée par des logiques de marché. L’efficacité prime sur la légitimité politique.
Ainsi, lorsque l’Ukraine choisit AWS, Starlink ou Palantir, elle ne fait que suivre une logique d’**externalisation fondée sur la performance**. L’État devient un client rationnel dans un marché concurrentiel de la guerre. La souveraineté n’est plus définie par le territoire ou le peuple, mais par la **capacité à acheter les meilleurs services du moment**.
2. L’individu entrepreneur comme figure centrale du pouvoir (Schumpeter)
Dans ce modèle, **l’État n’est plus le cœur du pouvoir**, mais un acteur parmi d’autres, souvent moins agile, moins innovant, moins compétent que les individus ou entreprises privées. Elon Musk — entrepreneur visionnaire — devient plus influent que de nombreux chefs d’État. Il ne gouverne pas au nom d’un peuple, mais agit selon sa propre stratégie personnelle et commerciale.
Cette montée en puissance de l’individu doté de capital et de technologie redéfinit la hiérarchie du pouvoir mondial : **le citoyen riche et connecté peut agir comme un quasi-souverain**, alors que le citoyen pauvre et déconnecté reste dépendant d’un État affaibli.
3. L’État réduit à une fonction de gestion
Dans le capitalisme anglo-saxon, l’État est souvent perçu comme **un obstacle à l’efficacité**, un gestionnaire lourd, inefficace, coûteux. D’où la volonté constante de "réformer", "réduire", "externaliser". Ce n’est pas un hasard si ce sont des entreprises américaines qui dominent la guerre numérique : elles se sont développées dans un écosystème où **l’innovation se fait en dehors — voire contre — l’État**.
Ce modèle devient un paradigme mondial, exporté via les technologies, les normes commerciales, les institutions internationales, et même les guerres.
Une idéologie performative, mais dangereuse
Le capitalisme anglo-saxon ne se contente pas d’analyser le monde : **il le transforme à son image**. En imposant ses normes économiques, juridiques et technologiques, il redéfinit les rapports de souveraineté, de légitimité et de responsabilité.
Mais ce modèle a un coût politique : il fragilise la démocratie, affaiblit la solidarité, dilue la responsabilité collective. Lorsque les décisions de guerre, de paix, ou de justice sont prises par des entreprises privées, **qui contrôle encore le pouvoir ?**
Chapitre 4 — Vers un nouvel ordre post-étatique ?
L'implication croissante d'acteurs privés dans des domaines traditionnellement réservés aux États — comme la guerre, la diplomatie, ou la sécurité — annonce **une mutation profonde de l’ordre international**. Ce que nous observons aujourd’hui n’est pas simplement une crise passagère de l’État, mais **l’émergence d’un ordre post-étatique**, dans lequel les géants du numérique, les entrepreneurs milliardaires et les multinationales du cloud redessinent la carte du pouvoir mondial.
1. Une gouvernance algorithmique mondiale
Les plateformes numériques opèrent **au-delà des frontières**, souvent sans contrôle démocratique, mais avec une capacité de surveillance et de coordination bien supérieure à celle de nombreux États.
Palantir, par exemple, ne se contente pas d’analyser des données : ses algorithmes peuvent **anticiper des comportements humains**, recommander des frappes militaires, orienter des décisions sécuritaires. Ces systèmes deviennent **des formes de gouvernement automatisé**, invisibles, mais puissants.
Dans ce nouvel ordre, la souveraineté ne réside plus dans la possession d’un territoire, mais dans **la maîtrise des flux de données, des infrastructures numériques et des réseaux satellitaires**. Celui qui contrôle les connexions contrôle les populations. Starlink illustre ce basculement : il ne s'agit plus de savoir où vous êtes, mais **à quel réseau vous êtes connecté**.
2. Des États devenus dépendants
La guerre en Ukraine a montré que même des États en guerre ne peuvent plus se passer des services privés. Sans cloud, sans réseau satellitaire, sans IA de ciblage, l’Ukraine serait vulnérable, sinon paralysée. Cette dépendance concerne aussi la paix : gestion des réfugiés, reconstruction, cybersécurité... toutes ces missions sont aujourd’hui **externalisées vers des partenaires commerciaux**.
Cela crée une situation paradoxale : **l’État redevient un acteur parmi d’autres dans un écosystème mondialisé**, souvent dominé par des entreprises ayant plus de ressources, plus d’ingénieurs, plus d’influence.
3. Un pouvoir sans responsabilité (legitimité des urnes)
Le pouvoir des entreprises technologiques est d’autant plus problématique qu’il est **sans contrepoids institutionnel**. Une entreprise comme Amazon Web Services, en hébergeant des ministères ou des armées entières, peut décider unilatéralement de suspendre un accès, de bloquer une mise à jour, ou d’exclure un pays.
Elon Musk, en refusant d’activer Starlink dans certaines zones de Crimée, a **agi comme un diplomate ou un stratège militaire**, sans mandat démocratique. Ce pouvoir sans responsabilité, sans transparence, **fragilise les principes fondamentaux du droit international** et de la démocratie.
L’État peut-il redevenir souverain ?
Ce nouvel ordre post-étatique ne signifie pas forcément la fin des États, mais **la nécessité de leur transformation profonde**. Ils doivent se réapproprier les outils numériques, créer des infrastructures souveraines, réguler plus efficacement les géants technologiques, et **refonder leur légitimité politique sur autre chose que la seule performance économique**.
Certaines initiatives — comme l’Europe souveraine du numérique, ou la tentative de créer des clouds publics — montrent que cette reconquête est possible. Mais elle demande **du courage politique, une vision stratégique**, et la capacité de penser la souveraineté autrement : **non plus comme domination, mais comme autonomie collective**.
Conclusion générale — Repenser la souveraineté à l’ère algorithmique
L’analyse que nous avons menée révèle une transformation silencieuse mais décisive du monde contemporain : **la souveraineté étatique est désormais concurrencée, voire supplantée, par des logiques privées, technologiques et transnationales**.
Le capitalisme anglo-saxon, dans sa version la plus radicale, a exporté un modèle où la guerre, la sécurité, et la gouvernance deviennent des services marchands. Cela bouleverse non seulement l’équilibre géopolitique, mais aussi les fondements mêmes de la démocratie et du droit international.
Face à ces défis, il est urgent de repenser la souveraineté en termes de maîtrise collective des technologies, de responsabilité partagée, et de contrôle démocratique des infrastructures numériques. L’enjeu est de taille : **préserver la capacité des peuples à décider de leur avenir, dans un monde de plus en plus gouverné par des algorithmes et des acteurs privés.**
Bibliographie
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Conception et écriture ce samedi 17.05.2025, Mainz en Allemagne
kapayoalimasi@gmail.com
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