Contre le mythe du marché libre : Colbert, Hamilton, Bismarck et l’État bâtisseur

 


Contre le mythe du marché libre : Colbert, Hamilton, Bismarck et l’État bâtisseur par Guy Kapayo


**INTRODUCTION**


Depuis les années 1980, le monde occidental semble convaincu que la prospérité naît de la seule liberté des marchés. Le mot d’ordre "moins d’État, plus de marché" s’est imposé dans les discours économiques, politiques et médiatiques. Le néolibéralisme, théorisé par Hayek et Friedman, a imposé l’idée que l’État est un obstacle à l’efficacité, que les régulations freinent l’innovation, et que le marché, guidé par la fameuse "main invisible", s’autorégule naturellement au profit de tous.


Mais cette vision est-elle conforme à l’histoire réelle du capitalisme occidental ? À y regarder de plus près, les grandes puissances économiques modernes se sont construites grâce à des politiques volontaristes, stratégiques et interventionnistes. Jean-Baptiste Colbert en France, Alexander Hamilton aux États-Unis et Otto von Bismarck en Allemagne ont tous, à leur manière, utilisé l’État comme levier pour organiser, protéger et accélérer le développement économique.


Dans cet article, nous verrons comment ces figures historiques, bien loin du dogme du marché libre, ont forgé le capitalisme à travers une vision d’État stratège. Nous montrerons ensuite en quoi Adam Smith, trop souvent cité comme prêteur du libéralisme pur, était en réalité bien plus nuancé. Enfin, nous analyserons la rupture introduite par le néolibéralisme contemporain, en interrogeant ses conséquences et ses limites dans le contexte mondial actuel.


Ce voyage dans l’histoire économique nous invite à remettre en question le dogme du marché roi et à réhabiliter le rôle fondamental d’un État stratège dans la construction d’une économie durable et souveraine.

CHAPITRE I – LES PÈRES DE L’ÉTAT STRATÈGE

1.1 Jean-Baptiste Colbert : la puissance par l’industrie et le commerce

Sous le règne de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert (1619–1683) fut le grand ordonnateur d’une politique économique centralisée et volontariste. Colbert ne croyait pas en un marché laissé à lui-même, mais en une économie dirigée par l’État dans un but de grandeur nationale. Il mit en place ce qu’on appellera plus tard le colbertisme : un mélange de protectionnisme, d’investissements publics, et d’organisation administrative au service de la production.

Il encouragea la création de manufactures d’État (les "Manufactures royales"), promut les métiers d’art, fit venir des artisans étrangers pour former les Français, mit en place des réglementations strictes sur la qualité des produits et protégea les industries françaises de la concurrence étrangère.

Colbert comprend très tôt que la richesse d’une nation se mesure à sa capacité à produire et à exporter, et non à accumuler de l’or ou à laisser les marchés agir librement. Il encourage donc l’expansion coloniale, fonde des compagnies commerciales comme la Compagnie des Indes orientales, et construit une flotte marchande et militaire puissante.

Le colbertisme n’est pas une simple doctrine mercantiliste : c’est la croyance que l’initiative économique nationale doit être organisée, orientée, et parfois imposée par l’État. Il ne s’agit pas d’étouffer le secteur privé, mais de le discipliner en fonction d’objectifs stratégiques. Une leçon encore actuelle pour les pays en développement comme pour les États industrialisés en crise industrielle.

1.2 Alexander Hamilton : industrialiser la jeune Amérique

Alexander Hamilton (1755–1804), premier secrétaire au Trésor des États-Unis, est l’architecte économique de la nouvelle république américaine. Contrairement aux idées de libre-échange défendues par Jefferson ou inspirées par Adam Smith, Hamilton pense que la jeune nation ne peut compter que sur un État fort pour poser les fondements de son industrialisation.

Dans son fameux Report on Manufactures de 1791, Hamilton défend une politique économique fondée sur trois piliers : la protection des industries naissantes, le soutien direct aux manufactures, et l’investissement public dans les infrastructures. Il plaide pour des droits de douane élevés afin de protéger les jeunes entreprises américaines de la concurrence britannique, bien plus avancée industriellement.

Pour lui, l’indépendance politique passe par l’indépendance économique, et celle-ci suppose la capacité de produire sur son propre sol. Hamilton ne croit pas à la "main invisible" du marché, mais à la volonté stratégique de l’État pour corriger les inégalités initiales entre nations. Il fonde une banque nationale, soutient le crédit productif et encourage les partenariats public-privé.

On pourrait dire que Hamilton fut l’inventeur du "capitalisme dirigé" à l’américaine, bien avant que l’expression n’existe. En refusant l’orthodoxie du libre marché, il anticipe les modèles de développement protégés que suivront plus tard l’Allemagne, le Japon, puis la Corée du Sud.

Dans le contexte américain, souvent mythifié comme terre de liberté économique, Hamilton rappelle que le capitalisme n’émerge pas naturellement : il se construit avec méthode, volonté, et soutien étatique.

1.3 Otto von Bismarck : construire une puissance industrielle et sociale

Otto von Bismarck (1815–1898), chancelier prussien puis allemand, fut non seulement l’unificateur de l’Allemagne moderne, mais aussi l’architecte d’un État stratège au service de l’industrialisation rapide du pays. Son approche mêle protectionnisme économique, soutien aux grandes industries lourdes (notamment l’acier et le charbon), et innovation sociale.

Dans une Allemagne en voie d’unification, Bismarck comprend que l’essor industriel est un outil fondamental de puissance. Il appuie les grandes entreprises et met en place des tarifs douaniers pour protéger les productions nationales contre la concurrence anglaise. Il favorise les infrastructures ferroviaires et soutient les banques capables d’accompagner les grands projets industriels.

Mais l’originalité de Bismarck est d’avoir compris que la cohésion sociale est une condition de stabilité pour le capitalisme. Il instaure les premières lois d’assurance sociale : assurance maladie (1883), accident (1884), vieillesse et invalidité (1889). Ces mesures ne relèvent pas d’un humanisme naïf, mais d’une stratégie politique : il s’agit d’arracher aux socialistes le monopole de la question sociale.

Chez Bismarck, l’État n’est pas seulement un promoteur de l’économie nationale, mais un garant de l’ordre et de la paix sociale. Il ne s’oppose pas au capitalisme, mais l’encadre et le sécurise. On est loin du laisser-faire : c’est un capitalisme organisé, où l’État joue un rôle central pour faire émerger un tissu industriel compétitif tout en assurant la stabilité sociale.

Le modèle bismarckien inspira de nombreuses politiques européennes au XXe siècle, notamment les États-providence scandinaves et allemands, bien avant le démantèlement progressif sous l’ère néolibérale.

1.4 Adam Smith : un penseur plus nuancé que le mythe du marché libre

Adam Smith (1723–1790) est souvent cité comme le père du libéralisme économique et le grand promoteur du libre marché. Son ouvrage majeur, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (1776), est fréquemment mobilisé par les défenseurs du néolibéralisme pour justifier l’idée d’un marché s’autorégulant grâce à la fameuse "main invisible". Pourtant, cette lecture simpliste trahit la complexité et la profondeur de sa pensée.

Contrairement à ce que laissent entendre nombre de commentateurs modernes, la métaphore de la "main invisible" n’occupe qu’une place marginale dans La richesse des nations : elle n’apparaît qu’une seule fois dans l’ensemble des plus de 900 pages de l’édition originale. Loin de constituer un pilier théorique central, cette expression illustre simplement un mécanisme non intentionnel par lequel des actions égoïstes peuvent parfois produire un effet collectif positif — mais Smith n'en fait nullement une loi universelle.

Adam Smith n’est pas un idéologue du marché pur. Philosophe moral autant qu’économiste, il accorde une grande importance aux institutions, à la justice, à l’éducation, à la morale et à la stabilité sociale. Il critique durement les grandes compagnies coloniales, comme la Compagnie des Indes, qu’il accuse de nuire à l’intérêt général en poursuivant des monopoles destructeurs. Il reconnaît aussi le rôle fondamental de l’État dans plusieurs domaines : la défense, la justice, les infrastructures publiques (routes, ponts, canaux), l’éducation et la régulation des banques.

De plus, Smith vit à une époque où l’Angleterre est déjà une puissance commerciale appuyée sur un fort interventionnisme colonial et maritime. Son appel au libre-échange s’adresse davantage aux corporations et aux monopoles féodaux qu’à une société moderne industrialisée. Son libéralisme vise à déverrouiller la société d’Ancien Régime, non à démanteler l’État comme le préconiseront plus tard les théoriciens néolibéraux.

Il faut donc replacer Smith dans son contexte : il n’était pas un chantre du "laisser-faire" total, mais un penseur réaliste, attentif aux règles institutionnelles, à l’éthique des acteurs économiques, et à l’intérêt collectif à long terme. Réduire sa pensée à un simple dogme pro-marché est une erreur historique


**CHAPITRE II – LE TOURNANT NÉOLIBÉRAL : MYTHES ET RÉALITÉS**


**2.1 La naissance du néolibéralisme : Hayek, Friedman et l’École de Chicago**


Le néolibéralisme ne surgit pas ex nihilo dans les années 1980. Il prend racine dans les réflexions de Friedrich Hayek et Milton Friedman, figures centrales de l’École de Chicago. Hayek, dans *La route de la servitude* (1944), s’oppose à toute forme de planification étatique, qu’il associe inévitablement à la tyrannie. Pour lui, seule la liberté économique garantit la liberté politique. Friedman, de son côté, défend dans *Capitalisme et liberté* (1962) l’idée que l’intervention de l’État fausse les signaux du marché et nuit à la croissance.


Ces idées vont peu à peu s’imposer dans les cercles universitaires, puis politiques, en particulier face à la crise économique des années 1970. La stagflation (croissance molle et inflation forte) semble remettre en cause les modèles keynésiens dominants. Le néolibéralisme se présente alors comme une alternative radicale : déréguler, privatiser, libéraliser.


**2.2 Thatcher et Reagan : l’avènement d’une nouvelle ère économique**


C’est avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni (1979) et Ronald Reagan aux États-Unis (1980) que le néolibéralisme passe du champ théorique à l’action politique. Les deux dirigeants imposent une réduction drastique du rôle de l’État : privatisations massives, réduction des impôts, affaiblissement des syndicats, dérégulation financière. L’objectif est clair : restaurer les profits des entreprises et relancer la croissance par l’initiative privée.


Cette politique produit des effets contrastés : d’un côté, une hausse du PIB et une augmentation des investissements ; de l’autre, une montée des inégalités, une précarisation du travail, et une fragilisation des services publics. Le marché est désormais perçu comme seul garant de l’efficacité, tandis que l’État est accusé de tous les maux.


**2.3 Une doctrine devenue idéologie dominante**


Avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, le capitalisme de marché triomphe sans partage. Francis Fukuyama parle même de "fin de l’histoire" : la démocratie libérale et l’économie de marché seraient les formes ultimes d’organisation politique et économique. Le FMI, la Banque mondiale et l’OMC imposent des réformes d’inspiration néolibérale aux pays en développement : c’est l’ère des « ajustements structurels ».


Pourtant, cette victoire idéologique ne repose pas sur un modèle universellement efficace. En marginalisant l’intervention publique, le néolibéralisme fragilise la capacité des États à investir dans l’éducation, la santé, la transition écologique. Il contribue aussi à l’explosion des inégalités, comme l’ont montré Thomas Piketty et d’autres économistes critiques.


**CHAPITRE III – VERS UNE REDÉCOUVERTE DE L’ÉTAT STRATÈGE ?**


**3.1 La crise de 2008 : le grand retour de l’État dans l’économie**


La crise financière de 2008 a mis fin à l’illusion d’un marché s’autorégulant. Les faillites bancaires, la récession mondiale, le chômage massif ont forcé les États à intervenir massivement : plans de relance, nationalisations temporaires, soutien aux banques. Le dogme du « moins d’État » s’effondre en pratique, même s’il persiste dans le discours.


Cette crise révèle un paradoxe : les marchés réclament la liberté en période d’expansion, mais l’aide publique dès que la situation se dégrade. Elle met aussi en lumière le rôle irremplaçable de l’État dans la régulation financière, la stabilité économique et la protection sociale.


**3.2 La transition écologique : un défi qui nécessite un État planificateur**


Face au dérèglement climatique, aux limites des ressources naturelles et à la nécessaire transition énergétique, l’État redevient un acteur central. Ni le marché ni la technologie ne peuvent, seuls, réorienter les modes de production et de consommation à l’échelle nécessaire. Il faut des plans de long terme, des investissements publics massifs, et des règles contraignantes.


Des économistes comme Mariana Mazzucato plaident pour un « État entrepreneur » capable de prendre des risques, d’innover, et d’orienter l’économie vers des objectifs de soutenabilité. Loin d’un retour au dirigisme autoritaire, il s’agit d’une stratégie démocratique de transformation économique.


**3.3 Souveraineté économique et relocalisation : la leçon de la pandémie**


La pandémie de COVID-19 a mis en lumière la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement mondialisées. La dépendance aux importations, notamment de produits stratégiques (masques, médicaments, puces électroniques), a poussé de nombreux pays à repenser leur autonomie industrielle.


Ce retour de la souveraineté productive ne signifie pas un rejet du commerce international, mais la reconnaissance que certains secteurs doivent être protégés et soutenus. L’État retrouve ici son rôle de planificateur, d’investisseur et de garant de l’intérêt général.


**CHAPITRE IV – POUR UNE RÉHABILITATION DE L’ÉTAT BÂTISSEUR**


**4.1 Le marché n’est pas neutre : il reflète des choix politiques**


Loin d’être une entité naturelle, le marché est une construction sociale et juridique façonnée par des décisions publiques. Choisir de subventionner un secteur, de taxer une activité, d’ouvrir ou de fermer une frontière commerciale, ce sont des actes politiques. L’idée que l’État devrait s’abstenir d’intervenir relève d’un mythe. En réalité, **il intervient toujours — la question est de savoir au profit de qui**.


Réhabiliter l’État bâtisseur, ce n’est pas plaider pour un retour à un étatisme rigide ou autoritaire, mais reconnaître que l’intérêt général ne coïncide pas spontanément avec les intérêts privés. Il faut un arbitre, un stratège, un organisateur.


**4.2 Vers un nouveau contrat économique et social**


Le défi du XXIe siècle n’est pas seulement technologique ou environnemental : il est aussi politique. Il s’agit de réconcilier efficacité économique et justice sociale, innovation et durabilité, croissance et inclusion. Cela suppose de sortir du dogme néolibéral et de reconstruire une capacité publique forte, transparente, démocratique.


Cela implique aussi une refondation des institutions internationales, pour que la régulation mondiale ne soit pas dictée uniquement par les plus puissants ou les intérêts financiers. L’État stratège du XXIe siècle doit aussi être **coopératif à l’échelle internationale**.


**4.3 Une leçon pour les pays en développement**


Pour les pays du Sud, souvent sommés de libéraliser leur économie au nom du développement, l’histoire économique montre qu’aucune puissance n’a émergé sans un État actif. Le mythe du marché libre comme chemin unique vers la prospérité est un leurre. Au contraire, les pays qui ont su construire des institutions solides, investir dans l’éducation, protéger leurs industries et planifier leur développement sont ceux qui ont réussi à sortir du sous-développement.


Le retour de l’État stratège n’est donc pas une nostalgie, mais une nécessité historique. Il s’agit de penser une économie **orientée**, non par la seule logique du profit immédiat, mais par des objectifs collectifs de long terme.


**CONCLUSION GÉNÉRALE**


Loin d’être un frein à la prospérité, l’État a été, dans l’histoire du capitalisme, un catalyseur du développement économique. De Colbert à Hamilton, de Bismarck à la transition écologique actuelle, l’État bâtisseur s’est révélé essentiel pour orienter les choix économiques, protéger les secteurs stratégiques et investir là où le marché échoue.


Le néolibéralisme a tenté d’imposer une vision idéalisée du marché libre, mais les crises successives ont montré les limites d’un tel modèle. La redécouverte du rôle de l’État ne doit pas signifier un retour au passé, mais l’invention d’un **nouveau pilotage économique démocratique, durable et souverain**. Il ne s’agit pas d’opposer État et marché, mais de redéfinir leur articulation au service du bien commun.



BIBLIOGRAPHIE 


Friedman, M. (1962). *Capitalism and Freedom*. University of Chicago Press.


Fukuyama, F. (1992). *The End of History and the Last Man*. Free Press.


Hayek, F. A. (1944). *The Road to Serfdom*. University of Chicago Press.


Mazzucato, M. (2013). *The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths*. Anthem Press.


Piketty, T. (2013). *Le capital au XXIe siècle*. Seuil.


Polanyi, K. (1944). *The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time*. Beacon Press.


Smith, A. (1776). *An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations*. London: W. Strahan and T. Cadell.


Stiglitz, J. E. (2002). *Globalization and Its Discontents*. W\.W. Norton & Company.


Conception et écriture : kapayoalimasi@gmail.com dans la ville de Mainz en Allemagne


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