Le protectionnisme éducateur et Friedrich List face au modèle néolibéral du FMI : entre souveraineté économique et dépendance structurelle
« Le libre-échange est la loi du plus fort : il ne profite qu’à ceux qui ont déjà appris à produire. » — Friedrich List
Auteur : Kapayo Alimasi
Université de
Louvain-la-Neuve (Belgique) – Université de Trèves
(Allemagne)
Date
: Octobre 2025
Résumé
Cet article examine la tension historique et contemporaine entre deux paradigmes du développement économique : le protectionnisme éducateur, formulé par Friedrich List au XIXᵉ siècle, et le modèle néolibéral imposé depuis les années 1980 par le Fonds monétaire international (FMI). À travers une lecture comparée de ces deux approches, l’étude met en évidence la logique asymétrique d’un ordre économique mondial où les nations du Nord interdisent aux pays du Sud les stratégies qui ont assuré leur propre industrialisation. L’analyse s’appuie sur des exemples historiques (États-Unis, Allemagne, Japon, Corée du Sud, Chine) et contemporains (Afrique, Amérique latine) pour montrer que la libéralisation sans protection a souvent conduit à la désindustrialisation et à la dépendance financière. L’article plaide pour un retour à un État stratège, garant de la souveraineté économique et de l’apprentissage technologique, condition nécessaire à tout développement durable et endogène.
1. Introduction
Depuis les années 1980, le
Fonds monétaire international (FMI) a imposé aux pays du Sud une
vision du développement fondée sur la libéralisation, la
déréglementation et la réduction du rôle de l’État. Ces
politiques, regroupées sous le nom de « Consensus de Washington »,
ont profondément marqué la trajectoire économique de l’Afrique
et de l’Amérique latine.
Or, un siècle plus tôt, Friedrich
List (1841) défendait une approche inverse : le protectionnisme
éducateur,
selon lequel un pays en voie d’industrialisation doit protéger
temporairement ses industries naissantes jusqu’à ce qu’elles
deviennent compétitives.
List ne rejetait pas le
libre-échange en soi, mais il en dénonçait l’application
prématurée dans des contextes de faiblesse industrielle. Il
affirmait que le libre-échange n’est bénéfique qu’aux nations
déjà puissantes, capables d’imposer leurs produits, leurs normes
et leurs capitaux. Cette idée a inspiré des trajectoires de
développement réussies — des États-Unis du XIXᵉ siècle à la
Corée du Sud du XXᵉ siècle.
Pourtant, les institutions
internationales continuent d’imposer aux pays du Sud ce que les
pays du Nord ont eux-mêmes évité : la concurrence sans protection.
2. Friedrich List et le principe du protectionnisme éducateur
Friedrich List, économiste
allemand (1789-1846), est l’un des penseurs les plus lucides de la
modernisation économique.
Dans Le
Système national d’économie politique
(1841), il critique la vision cosmopolite d’Adam Smith et de David
Ricardo, qui prônaient un libre-échange universel fondé sur la
théorie des avantages comparatifs. Pour List, ces théories
oubliaient une réalité fondamentale : les nations ne se développent
pas dans le vide, mais dans un espace
hiérarchique de puissances.
Selon lui, les nations doivent traverser trois étapes :
L’agriculture ;
L’industrie manufacturière protégée ;
Le libre-échange entre égaux.
Ainsi, l’ouverture
économique n’est pas une fin en soi, mais l’aboutissement d’un
processus de maturation.
Les pays qui ouvrent trop tôt leurs
frontières condamnent leurs industries naissantes à disparaître,
faute de taille critique et d’apprentissage technologique.
C’est
ce que List appelle le principe
éducateur :
l’État doit agir comme un maître d’école économique,
protégeant ses élèves jusqu’à ce qu’ils puissent rivaliser
sur le marché mondial.
Des nations comme les
États-Unis, l’Allemagne de Bismarck ou le Japon de Meiji ont
appliqué ces principes avec succès.
Elles ont bâti leur
puissance industrielle à l’abri de barrières tarifaires, de
subventions publiques et d’un soutien massif à la recherche et à
l’innovation.
Le paradoxe historique est que ces pays, après
avoir atteint la maturité industrielle, devinrent les plus ardents
défenseurs du libre-échange — interdisant aux autres de suivre la
même voie
3. Le modèle du FMI et la dépendance structurelle
Le Fonds monétaire international (FMI) fut initialement conçu en 1944 pour garantir la stabilité du système monétaire international. Mais à partir des années 1980, son rôle s’est profondément transformé : de garant monétaire, il est devenu un instrument de réforme économique imposant aux États endettés un ensemble de politiques standardisées, connues sous le nom de programmes d’ajustement structurel.
Selon les prescriptions du FMI, un pays en crise doit :
Réduire les dépenses publiques, notamment dans les secteurs sociaux ;
Privatiser les entreprises d’État ;
Libéraliser les prix, les taux de change et les flux de capitaux ;
Ouvrir ses marchés aux importations et aux investissements étrangers.
Ces mesures s’appuient sur une conception néoclassique du marché : la concurrence y serait, par nature, efficiente et autorégulatrice. Cependant, cette hypothèse — valable dans un cadre théorique de marché parfait — ignore les asymétries de pouvoir entre économies développées et économies périphériques.
En Afrique comme en Amérique latine, l’ouverture brutale des frontières n’a pas conduit à une industrialisation, mais à une désindustrialisation accélérée. Les industries locales, protégées jusque-là, furent incapables de rivaliser avec les produits importés, souvent subventionnés par les États du Nord. De plus, la privatisation massive des services publics (énergie, eau, transports) a transféré à des entreprises étrangères des secteurs stratégiques entiers, transformant des États souverains en économies de rente dépendantes.
Le paradoxe du modèle du FMI est qu’il prétend promouvoir la « discipline macroéconomique », mais qu’il désarme les États de leurs instruments de politique industrielle. Il favorise ainsi une insertion passive dans la mondialisation : exporter des matières premières, importer des biens manufacturés, et financer la différence par la dette.
Comme le souligne Ha-Joon Chang (2002), les pays développés ont « retiré l’échelle » du développement : après avoir atteint le sommet grâce au protectionnisme, ils imposent aux autres de ne jamais l’utiliser. Ce mécanisme reproduit un rapport de dépendance structurelle entre le Nord et le Sud, où la libéralisation devient moins une stratégie de croissance qu’un moyen de contrôle politique.
4. Domination intellectuelle et colonialisme épistémique
Le pouvoir du FMI et de la
Banque mondiale ne s’exerce pas uniquement par la contrainte
financière, mais aussi par la production
et la diffusion du savoir économique.
Ce
que l’économiste égyptien Samir
Amin (1973)
appelait déjà la domination
intellectuelle
désigne la manière dont les idées dominantes du Nord deviennent
les « vérités officielles » enseignées et appliquées dans le
Sud.
Depuis les années 1980, la
formation des élites économiques africaines et latino-américaines
s’est largement effectuée dans des universités ou institutions
partenaires des organisations internationales. Les manuels
d’économie
traduits et distribués localement sont souvent ceux utilisés à
Harvard, à la London School of Economics ou à Princeton. On y
enseigne Adam Smith, Ricardo, Friedman ou Krugman, mais jamais
Friedrich List, Prebisch ou Ha-Joon Chang.
Ainsi,
les étudiants apprennent un modèle d’économie sans État, où la
planification est suspecte et le protectionnisme assimilé à un
archaïsme.
Cette orientation n’est pas
neutre : elle façonne
les cadres mentaux
des futurs décideurs publics.
Les ministres des finances, les
gouverneurs de banque centrale et les conseillers économiques du Sud
parlent la même langue conceptuelle que le FMI : celle de la
discipline
budgétaire, de la
gouvernance,
et de la libéralisation.
Ils
deviennent, sans s’en rendre compte, les relais intellectuels d’un
ordre économique international qui limite leur propre marge de
manœuvre.
Le philosophe Pierre
Bourdieu dirait
ici que le FMI exerce une violence
symbolique : il ne
force pas par la contrainte, mais par la conviction intériorisée.
La
dépendance économique se double ainsi d’une dépendance
cognitive — ce
que certains chercheurs contemporains appellent le colonialisme
épistémique.
Dans ce cadre, la pensée de Friedrich List demeure dangereuse : elle rappelle que le développement exige la souveraineté, la planification et la sélection stratégique des secteurs productifs. En la marginalisant, le FMI et ses relais académiques assurent la reproduction d’un ordre mondial où les pays du Sud ne peuvent que gérer leur pauvreté, jamais transformer leur structure économique.
5. L’alternative asiatique : l’État développeur et l’apprentissage stratégique
L’Asie de l’Est illustre
la pertinence du paradigme listien.
Des pays comme le Japon, la
Corée du Sud, Taïwan et plus récemment la Chine ont combiné
protection
temporaire,
planification
étatique et
discipline
industrielle.
Leur
succès n’est pas né du libre-échange pur, mais d’un
capitalisme d’État cohérent.
Les gouvernements asiatiques
ont protégé leurs industries par des barrières douanières, des
quotas d’importation et des subventions sélectives. En
contrepartie, ils ont imposé des objectifs de performance à leurs
entreprises : exportation, innovation, productivité.
Ce modèle
de réciprocité
stratégique a
permis une montée en gamme rapide.
Comme le note Alice Amsden
(1989), la Corée du Sud « a appris à apprendre » : elle a utilisé
la protection non pour se refermer, mais pour acquérir
la compétence technologique.
Le cas chinois, depuis les réformes de Deng Xiaoping (1978), est emblématique : Pékin a ouvert son économie de manière contrôlée, en exigeant des transferts technologiques des multinationales étrangères. Cette stratégie a permis de créer un écosystème industriel national compétitif tout en préservant la souveraineté économique.
L’Asie démontre donc qu’il n’existe pas d’opposition entre État et marché : un marché fort naît d’un État fort.
6. Afrique et Amérique latine : ajustement sans industrialisation
À l’inverse, les régions
qui ont appliqué sans réserve les prescriptions du FMI ont souvent
connu un ajustement
sans transformation.
Les
industries locales ont été démantelées, les dettes augmentées et
les marges de manœuvre budgétaires réduites.
En Afrique, la
libéralisation a fragilisé les filières agricoles, entraînant la
dépendance alimentaire.
En Amérique latine, les privatisations
massives ont provoqué la concentration des richesses et le recul des
services publics.
L’expérience des
programmes d’ajustement structurel (PAS) montre que la stabilité
macroéconomique
obtenue à court terme s’est payée par une régression
productive.
Les
économies sont
restées primaires :
exportation de matières premières, importation de biens
manufacturés.
La promesse d’industrialisation s’est
transformée en spirale de dépendance.
Cette trajectoire contraste
avec celle de l’Asie, où l’État a joué un rôle actif de
coordination,
planification et apprentissage collectif.
La
différence n’est donc pas culturelle, mais institutionnelle : là
où le FMI a imposé la passivité, les États d’Asie ont choisi la
stratégie.
7. Discussion : vers un paradigme de souveraineté économique
L’enjeu du XXIᵉ siècle
n’est pas de choisir entre ouverture et fermeture, mais entre
dépendance et
autonomie.
Le
protectionnisme éducateur ne prône pas l’isolement, mais la
graduation
maîtrisée dans
la mondialisation.
Chaque pays doit pouvoir définir sa
trajectoire selon son niveau de développement.
Il s’agit d’un paradigme de souveraineté économique, fondé sur trois piliers :
Un État stratège, capable d’orienter les investissements et de protéger les secteurs prioritaires ;
Une économie d’apprentissage, où la technologie et la connaissance deviennent les principales ressources productives ;
Une gouvernance mondiale équitable, où les institutions internationales cessent d’imposer des modèles uniformes.
La pandémie de COVID-19 a
révélé les limites du libre-échange absolu : rupture des chaînes
d’approvisionnement, dépendance pharmaceutique, fragilité
énergétique.
De plus en plus de nations redécouvrent la valeur
de la capacité
nationale à
produire, inventer et sécuriser les biens essentiels.
Dans ce
contexte, la pensée de Friedrich List retrouve une actualité
brûlante.
8. Conclusion générale
Le protectionnisme éducateur
de List et le modèle néolibéral du FMI incarnent deux visions
irréconciliables du développement.
L’un repose sur la
souveraineté, la
planification et l’apprentissage collectif
;
l’autre sur la concurrence,
la privatisation et la discipline budgétaire.
L’histoire économique
montre que la richesse des nations n’est pas née du marché libre,
mais de la construction
progressive d’un État développeur.
En
imposant l’ouverture totale, le FMI a figé les pays du Sud dans un
rôle périphérique.
Revenir à List, ce n’est pas refuser la
mondialisation, mais exiger une mondialisation
symétrique, où
chaque pays dispose des moyens de son développement.
Bibliographie (APA 7e édition)
Amsden, A. (1989). Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization. Oxford University Press.
Amin, S. (1973). Le développement inégal. Paris: Éditions de Minuit.
Chang, H.-J. (2002). Kicking Away the Ladder: Development Strategy in Historical Perspective. Anthem Press.
List, F. (1841). Das nationale System der politischen Ökonomie. Stuttgart: Cotta.
Rodrik, D. (2007). One Economics, Many Recipes. Princeton University Press.
Stiglitz, J. E. (2002). Globalization and Its Discontents. W.W. Norton.
Notice biographique
Kapayo Alimasi
est économiste formé à l’Université de Louvain-la-Neuve
(Belgique) et à l’Université de Trèves (Allemagne).
Ses
travaux portent sur les modèles de développement, la pensée
économique comparée et la souveraineté industrielle des pays du
Sud
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