Adam Smith, entre morale et marché : au-delà du mythe de la main invisible par Guy Kapayo

 



Adam Smith, entre morale et marché : au-delà du mythe de la main invisible p


Introduction


Adam Smith est souvent présenté comme le « père du libéralisme économique ». Pourtant, réduire sa pensée à la seule formule de la « main invisible » est une erreur. Pour comprendre réellement Smith, il faut lire ensemble ses deux ouvrages majeurs : *La Théorie des sentiments moraux* (1759) et *La Richesse des nations* (1776). Le premier fournit le socle philosophique et moral, le second développe l’économie politique. C’est dans l’articulation des deux que se déploie la véritable profondeur de sa pensée.


1. *La Théorie des sentiments moraux* : le socle éthique oublié


Dans son premier ouvrage, Smith analyse la nature humaine. L’homme, dit-il, poursuit son intérêt mais il n’est jamais isolé :


* Il vit dans la société et cherche l’approbation des autres.

* Il apprend à juger ses propres actions à travers la figure du **spectateur impartial**, sorte de conscience intérieure forgée par le regard d’autrui.

* La sympathie et l’empathie sont au cœur des relations sociales.


👉 Message clé : l’économie ne peut se comprendre sans cette dimension morale. La recherche du gain est encadrée par des normes sociales et par une conscience partagée de ce qui est juste.


2. *La Richesse des nations* : l’économie politique en action


En 1776, Smith publie son œuvre maîtresse d’économie. Il y développe plusieurs thèses majeures :


* La **division du travail** comme source de productivité.

* La critique du **mercantilisme** et des privilèges.

* La défense de la **libre circulation** des biens et capitaux.

* Et bien sûr, la métaphore de la **main invisible** : en poursuivant son intérêt, chacun contribue (sans le vouloir) à l’intérêt collectif.


Mais cette fameuse « main invisible » n’apparaît qu’une fois dans tout l’ouvrage. Et surtout, Smith insiste ailleurs sur la nécessité de règles, d’institutions publiques, et d’un État garant de l’éducation, de la justice et des infrastructures.


👉 Message clé : Smith n’est pas un chantre du laisser-faire absolu. Son libéralisme est encadré, institutionnel, attentif aux dérives des monopoles.


3. Rapprocher les deux ouvrages : la vraie pensée de Smith


La clé est dans l’articulation :


* **L’intérêt personnel** stimule l’économie (*Richesse des nations*).

* **La morale sociale** encadre ce comportement (*Théorie des sentiments moraux*).

* **Les institutions publiques** assurent la justice et l’équilibre.


Autrement dit : la prospérité collective ne vient pas du seul égoïsme, mais de l’équilibre entre marché, morale et État.



4. Quand l’intérêt particulier se déguise en intérêt général : 

le cas du Glass-Steagall Act


Un exemple moderne permet de mesurer l’actualité de la pensée de Smith : l’abrogation du *Glass-Steagall Act* par l’administration Clinton en 1999 (en plus un démocrate !!!). Cette loi, instaurée en 1933 après la crise de 1929, séparait strictement les banques commerciales des banques d’investissement afin de protéger l’épargne des citoyens contre les spéculations financières.


En 1999, sous la pression de Wall Street, cette séparation est supprimée. Les banques commerciales peuvent désormais « jouer au casino » avec l’argent de leurs clients. L’argument officiel : renforcer la compétitivité du système bancaire américain et donc l’intérêt général. La réalité : une fusion massive entre banques commerciales, banques d’investissement et compagnies d’assurance, donnant naissance à des mastodontes financiers tels que **Citigroup, Bank of America, Wells Fargo, Goldman Sachs**, puis, plus tard, à des acteurs mondiaux comme **BlackRock et Vanguard**.


Ce changement marque aussi l’explosion du capital-risque et des fonds spéculatifs, notamment dans la Silicon Valley, accélérant la domination mondiale de la finance américaine.


À la lumière de Smith, ce moment est révélateur :


* **L’intérêt particulier** des grandes banques a été présenté comme **l’intérêt général** des États-Unis.

* L’absence de **spectateur impartial** (le jugement moral collectif) a permis que l’on prenne une décision en réalité immorale : faire peser les risques privés sur la collectivité.

* Le manque de **régulation institutionnelle** a ouvert la voie à la crise financière de 2008, dont le monde entier a payé le prix.


Smith avait anticipé ce danger : il écrivait déjà que « les marchands et manufacturiers » cherchent toujours à influencer la législation pour obtenir des privilèges qui servent leurs intérêts au détriment de la société.


👉 Cet exemple montre que la pensée de Smith, loin d’être dépassée, reste un outil critique puissant pour comprendre la dérive du capitalisme contemporain.


5. Conclusion : un Smith déformé par les néolibéraux


Les néolibéraux contemporains ont simplifié Smith pour en faire le prophète d’un marché autorégulateur. Mais ce Smith tronqué n’est pas le vrai. Le vrai Smith est un penseur complexe, conscient que l’économie ne fonctionne que si elle est encadrée moralement et institutionnellement.


Relire Smith dans son intégralité, c’est redécouvrir un libéralisme nuancé, humain et équilibré — bien loin du dogme néolibéral qui se réclame de lui.


Bibliographie 


* **Smith, Adam** (1759), *The Theory of Moral Sentiments*, Londres.

* **Smith, Adam** (1776), *An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations*, Londres.

* **Sen, Amartya** (1999), *On Ethics and Economics*, Blackwell.

* **Stiglitz, Joseph** (2010), *Freefall: America, Free Markets, and the Sinking of the World Economy*, W. W. Norton.

* **Hudson, Michael** (2015), *Killing the Host: How Financial Parasites and Debt Bondage Destroy the Global Economy*, CounterPunch Books.




Conception et écriture: kapayoalimasi@gmail.com, dans la ville allemande de Mainz (RLP) ce dimanche 17 août 2025





Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Liberation Day ou Isolation Day ? Le tournant du monde après Trump »

Au-delà des modèles : l’économie à l’épreuve des crises par Guy Kapyo.

La Résilience : de l’africain, de l’asiatique et de l’occidental par Guy Kapayo