** L'État stratège au XXIe siècle : utopie ou nécessité ?

 


** L'État stratège au XXIe siècle : utopie ou nécessité ? par Guy Kapayo 


 Introduction


Dans un monde confronté à des crises systémiques — écologique, géopolitique, numérique, énergétique — la question du rôle de l’État revient avec force. Après quatre décennies de privatisations et de retrait progressif des services publics sous l’impulsion du néolibéralisme, les limites du modèle marché-centré apparaissent crûment. L’effondrement des services ferroviaires privatisés au Royaume-Uni, la captation des fonctions stratégiques par des acteurs privés comme Elon Musk avec SpaceX, ou encore la difficulté des États à réguler les GAFAM, révèlent un besoin impératif de reconsidérer le rôle de l’État stratège.


S'agit-il d'une régression vers l'économie dirigée, ou au contraire d'une adaptation nécessaire à la complexité du XXIe siècle ? 

Cet article explore les fondements, les enjeux, les expériences concrètes et les perspectives du retour d’un État stratège.


 Chapitre I : Comprendre l’État stratège


L’État stratège ne se confond ni avec l’État régulateur, limité à faire respecter les règles du jeu économique, ni avec l’État-providence, chargé d’assurer la redistribution. Il intervient en amont pour orienter les investissements, planifier les infrastructures, soutenir la recherche ou sécuriser des chaînes industrielles stratégiques.

Historiquement, ce rôle fut exercé par l’État gaulliste dans la France d’après-guerre (Commissariat au Plan), par le Japon via le MITI, ou plus récemment par la Corée du Sud.


Dans ces cas, l’État a agi comme un moteur de modernisation, en comblant les défaillances du marché, en assurant des missions de long terme et en coordonnant les acteurs privés autour de projets communs. Dans un monde marqué par la transition énergétique, la numérisation et la souveraineté technologique, ce rôle redevient central.


Chapitre II : Les échecs des privatisations dans les monopoles naturels


L’exemple des chemins de fer britanniques est emblématique. Privatisé dans les années 1990, le réseau fut fragmenté en une multitude d’entités : opérateurs, sociétés d’entretien, gestionnaires d’infrastructures. Résultat : explosion des coûts, dégradation de la qualité de service, incidents de sécurité, sous-investissements. Le gouvernement a dû réintervenir massivement pour sauver le système, notamment avec la nationalisation de certaines branches comme Network Rail.


Dans le secteur de l’eau ou de l’électricité, la logique de rente a dominé : réduction des coûts à court terme, dividendes élevés, mais peu d’investissements pour le long terme. Ces expériences ont montré qu’un bien public ou une infrastructure à forte intensité capitalistique ne peut pas être abandonné à des logiques de court terme.


Chapitre III : Le capitalisme technologique et la captation de l’État


Avec SpaceX, Elon Musk est parvenu à imposer un quasi-monopole dans le secteur spatial américain. Alors que la NASA a réduit ses capacités internes, elle est devenue dépendante d’un prestataire unique pour ses missions vers l’orbite basse. Le nombre de lancements réalisés par SpaceX a explosé, parfois au détriment d’une régulation rigoureuse, Musk bénéficiant d’une influence croissante sur la FAA (Federal Aviation Administration).


Cette situation illustre le phénomène de *regulatory capture*, où l’acteur régulé finit par contrôler le régulateur. Ce n’est plus l’État qui dirige l’innovation, mais des intérêts privés qui façonnent la politique publique. Tesla, de son côté, a capté des milliards de subventions dans la transition énergétique, tout en contournant certains droits sociaux. Cette asymétrie entre géants privés et puissance publique pose une question de souveraineté.


Chapitre IV : Les domaines où l’État reste (ou doit rester) stratège


Certains secteurs relèvent intrinsèquement de la souveraineté ou de l’intérêt général :


* **Transports** : garantir l’accessibilité et l’égalité territoriale.

* **Énergie** : piloter la transition vers des modèles durables.

* **Santé** : investir dans la prévention, la recherche, l’hôpital public.

* **Numérique** : encadrer les plateformes, investir dans les infrastructures souveraines.

* **Espace, climat, infrastructures hydrauliques** : des domaines à investissements massifs et rentabilité différée, donc peu attractifs pour le privé.


Dans tous ces domaines, l’État stratège agit non pas seul, mais comme catalyseur, coordinateur, investisseur patient, garant de la justice sociale et écologique.


Chapitre V : Quelles formes pour un État stratège moderne ?


Il ne s’agit pas de revenir à l’État centralisateur du XXe siècle. L’État stratège de demain doit être un **État partenaire** :


* Capable d’articuler initiative publique et privée.

* S’appuyant sur des **entreprises publiques efficaces**, mais aussi sur des **coopératives**, des **startups à mission** ou des **partenariats public-privé transparents**.

* Doté de **capacités de planification souples** (par exemple, avec des objectifs climatiques contraignants).

* Ouvert à la **participation citoyenne**, à l’évaluation indépendante et à la **transparence démocratique**.


Conclusion : Repenser le pouvoir public à l’heure des urgences systémiques


Le XXIe siècle n’est pas celui du retrait de l’État, mais de sa métamorphose. Il ne s’agit plus de choisir entre un État omnipotent ou un marché sans frein, mais de bâtir un nouvel équilibre stratégique : un État capable d’anticiper, d’orienter et de protéger dans un monde instable. La fragmentation écologique, technologique et géopolitique rend caduque l’illusion d’un ordre spontané du marché. La transition énergétique, la souveraineté numérique ou la sécurité alimentaire ne peuvent être laissées aux seules logiques de profit ou aux caprices des géants privés.


L’État stratège n’est pas un retour nostalgique au dirigisme : c’est l’invention d’un État agile, partenaire des forces productives, mais garant de l’intérêt général. Il s’agit de réhabiliter la capacité publique à penser le long terme, à investir dans les biens communs, et à redonner sens à l’action collective.


La nécessité est là. Reste la volonté politique.


Bibliographie indicative


* Mariana Mazzucato, *L’État entrepreneurial*, Les Liens qui libèrent, 2014.

* Ha-Joon Chang, *23 Things They Don't Tell You About Capitalism*, Bloomsbury, 2010.

* Joseph Stiglitz, *Le triomphe de la cupidité*, Les Liens qui libèrent, 2010.

* Pierre Veltz, *La société hyper-industrielle*, Seuil, 2017.

* Naomi Klein, *La stratégie du choc*, Actes Sud, 2008.

* Thomas Piketty, *Capital et idéologie*, Seuil, 2019.

* Rapport IPCC 2023 sur le climat.

* Documents publics UK Parliament sur la privatisation du rail britannique.

* Rapports NASA/SpaceX 2020-2023.


Conception et écriture, Kapayoalimasi@gmail.com, lundi 03.06.2025 Mainz, en Allemagne.


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