Crise de 2008: la fin du mythe du marché autorégulateur ? par Guy Kapayo
De la main invisible du marché au stratège invisible ? L’histoire d’une complémentarité harmonieuse
Crise de 2008 : la fin du mythe du marché autorégulateur ?
Par Kapayo Alimasi
La crise financière mondiale de 2008 a provoqué un séisme économique, mais aussi idéologique. Le credo du marché tout-puissant et auto-régulateur, hérité de Friedrich Hayek et Milton Friedman, a vacillé sous les yeux du monde entier. Plus de dix ans plus tard, que reste-t-il de ce paradigme ? Et l'État stratège, que l'on avait tant voulu effacer, fait-il son retour ?
I – Le grand récit du marché auto-régulateur : promesse ou illusion ?
Depuis les années 1980, une idée s’est imposée dans la majorité des démocraties occidentales : celle d’un marché capable de s’auto-réguler, de maximiser l’efficacité et de garantir la prospérité pour tous. C’est le grand récit néolibéral, porté par deux figures intellectuelles majeures : Friedrich Hayek et Milton Friedman.
Pour Hayek, toute tentative de planification économique par l’État mènerait inévitablement à la tyrannie. Il le formule dès 1944 dans La Route de la servitude, en réaction au socialisme centralisé soviétique. De son côté, Friedman, dans Capitalisme et liberté (1962), voit dans le libre choix du consommateur l’ultime garantie démocratique. Pour lui, toute intervention publique dans l’économie déforme les signaux du marché, freine l’investissement privé, et conduit à des inefficacités – c’est ce qu’il nomme l'effet d'éviction.
Ce courant idéologique a inspiré les politiques de Margaret Thatcher, Ronald Reagan, et plus tard, les institutions comme le FMI ou la Commission européenne. Privatisations, déréglementation, libre circulation des capitaux, baisse de l’imposition sur les hauts revenus : le marché devait être libéré de ses chaînes, l’État réduit à ses fonctions régaliennes.
II – 2008 : Quand le marché s’effondre sur lui-même
Mais le 15 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers agit comme un révélateur. Ce n’est pas l’État qui a provoqué la catastrophe, mais bien le marché lui-même, livré à une logique spéculative incontrôlée. À l’origine : des crédits hypothécaires à risque, titrisés, revendus, transformés en produits financiers opaques. Une véritable bombe à retardement, que ni la main invisible ni les agences de notation n’ont su désamorcer.
La mécanique du désastre :
Des banques prêtaient à des ménages insolvables,
Les risques étaient transférés via des produits financiers complexes,
Les régulateurs fermaient les yeux, convaincus que le marché s’auto-disciplinerait.
Quand la bulle éclate, c’est tout le système bancaire mondial qui menace de s’effondrer. Les banques ne se font plus confiance, le crédit s’assèche, les faillites s’enchaînent.
Résultat : une récession mondiale historique. En 2009, l’économie mondiale recule de 0,1 % (du jamais vu depuis 1945), le commerce mondial chute de 12 %, et des dizaines de millions d’emplois sont perdus. Les États, contraints d’intervenir massivement, nationalisent partiellement des banques, injectent des milliards dans l’économie, et relancent les dépenses publiques.
III – Pourquoi le marché a échoué ? Ce que la crise a révélé
La crise de 2008 a brisé plusieurs mythes du néolibéralisme.
1. Le marché n’est pas toujours rationnel
Les marchés ne fonctionnent pas comme une horloge suisse. Ils peuvent délirer, surévaluer, s’emballer, comme l’a montré l’exubérance des subprimes. Ce que Keynes appelait déjà les "esprits animaux" domine souvent les comportements financiers.
2. La déréglementation a affaibli les garde-fous
Dans les années 1990-2000, les grandes banques ont obtenu la suppression de nombreuses règles prudentielles, notamment la séparation entre banques de dépôt et banques d’investissement (abolition du Glass-Steagall Act aux États-Unis). Elles sont devenues "too big to fail", c’est-à-dire trop grosses pour faire faillite, et donc trop risquées.
3. L’effet d’éviction ? Un mythe réfuté
Contrairement à la théorie de Friedman, l’intervention de l’État n’a pas "évincé" l’investissement privé, elle l’a sauvé. Sans plans de relance, sans garanties publiques, les faillites d’entreprises auraient été bien plus massives.
IV – La fin d’une époque : retour de l’État stratège ?
La crise de 2008 n’a pas seulement secoué l’économie, elle a remis en cause tout un modèle intellectuel. D’autres événements récents, comme la crise du Covid-19 ou la guerre en Ukraine, ont amplifié ce retournement.
1. L’État, acteur central en temps de crise
Pendant la pandémie de Covid, les États ont injecté des milliers de milliards d’euros et de dollars pour protéger les emplois, soutenir les entreprises et développer des vaccins. Ce sont des outils publics (universités, hôpitaux, diplomatie sanitaire) qui ont organisé la réponse collective, pendant que les entreprises privées comme Biontec en Allemagne, Pfizer ou Moderna aux USA ont montré la puissance de l’innovation privée.
➡️ L’efficacité réside donc dans la coopération, non dans l’opposition dogmatique.
2. L’économie n’est pas une foi, c’est une méthode
Croire que l’État est toujours inefficace, ou que le marché a toujours raison, relève plus de l’idéologie que de la science économique. Comme l’ont rappelé les Prix Nobel Esther Duflo et Joseph Stiglitz, l’économie moderne doit être empirique, contextuelle, pragmatique.
3. Un nouveau capitalisme émerge
Depuis quelques années, on assiste à un tournant :
Green Deal en Europe : des centaines de milliards pour la transition écologique,
Loi IRA de Joe Biden : soutien massif à l’industrie verte et aux semi-conducteurs,
Politiques industrielles en Afrique, en Asie : retour des plans stratégiques nationaux.
Ce n’est pas un retour au dirigisme d’État des années 1950. C’est une redéfinition du rôle de l’État comme investisseur patient, garant de la souveraineté, et arbitre des priorités collectives.
V – Conclusion : L’avenir ne sera ni néolibéral ni collectiviste
Ce que la crise de 2008 a enseigné, puis confirmé par les crises suivantes, c’est qu’aucun dogme ne peut gouverner une économie complexe. L’idée d’un marché qui se régule parfaitement tout seul ne tient pas face à la réalité des crises, des inégalités, ou du changement climatique.
Inversement, croire en un État omniscient, capable de tout planifier, relève d’une autre illusion.
Le véritable enjeu du XXIe siècle sera donc l’articulation intelligente entre le marché et l’État, chacun jouant son rôle là où il est le plus efficace :
Le marché pour l’innovation, la concurrence, l’agilité,
L’État pour la justice sociale, la régulation, la résilience collective.
En somme, la question n’est plus "marché ou État", mais "comment organiser leur complémentarité" dans un monde incertain, traversé
📚 Bibliographie
Ouvrages classiques et théoriques :
-
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.
-
Friedrich Hayek, La route de la servitude, 1944.
-
Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962.
-
John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936.
Analyses de la crise de 2008 :
-
Nouriel Roubini & Stephen Mihm, L’économie de crise, 2010.
-
Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, 2010.
-
Paul Krugman, L’économie de la décroissance, 2008.
-
Daniel Cohen, La prospérité du vice, 2009.
Critiques du néolibéralisme et débats contemporains :
-
Thomas Piketty, Capital et idéologie, 2019.
-
Mariana Mazzucato, L’État entrepreneur, 2013.
-
Michel Aglietta, Crise, 2010.
-
Dani Rodrik, Straight Talk on Trade, 2017.
Conception et écriture, kapayoalimasi@gmail.com, ce lundi 26.05.2025, Mainz, Allemagne.
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